Depuis quelque temps, les moutons d'Anselme, un jeune et robuste berger berrichon, dépérissaient à vue d'œil, sans raison apparente. Les brebis donnaient un lait rougeâtre et aqueux dont on ne pouvait tirer aucun fromage. Les agneaux mouraient de faim et le renouvellement du cheptel n'était plus assuré. La vente des bêtes et de la laine, en plus de celle des produits laitiers, avait toujours procuré à Anselme des revenus satisfaisants mais il n'avait jamais envisagé d'autres moyens de gagner sa vie. Cette fâcheuse situation allait bientôt le précipiter dans la misère d'autant plus qu'il devait assurer la subsistance d'une nombreuse famille. Alors que le phénomène se perpétuait et que le nombre d'animaux diminuait de jour en jour sans que l'on puisse en acquérir d'autres, faute d'argent, Anselme finit par s'imaginer qu'on avait dû jeter un sort sur son troupeau. Dans le Berry, nid de sorciers, il y avait souvent, dans les familles, des envoûteurs qui pratiquaient la magie noire. Ils utilisaient leurs pouvoirs pour répandre le mal, la souffrance, la ruine et la désolation autour d'eux. Ils agissaient sans doute ainsi dans l'espoir de satisfaire une soif de puissance ou tout simplement pour le plaisir pervers de voir souffrir une humanité qu'ils détestaient. Mais qui s'était donc rendu coupable de cet ignoble forfait ? Un cousin jaloux ? Un voisin malveillant ? Pour en avoir le cœur net, le berger décida de consulter une sorcière des environs, recommandée par ses grands-parents, la mère Surelle. Elle vivait près d'un étang, en un lieu retiré, dans une masure en bois. Les gens de la région faisaient souvent appel à ses services pour guérir certains maux. Elle connaissait les philtres capables de rendre fécondes les femmes stériles, ceux qui calmaient les pleurs des nouveau-nés, les tisanes rendant force et vigueur aux vieillards. Elle soignait également les maladies de peau, zonas, brûlures et autres verrues par son magnétisme. Le bétail lui-même bénéficiait de son savoir. Combien de vaches avait-elle aidé à vêler, en mêlant certaines herbes, dont elle avait le secret, à leur provende ? Elle possédait aussi le don, paraît-il, de détourner le mauvais œil et de supprimer les sortilèges. Un soir, Anselme se rendit chez elle afin d'implorer son secours. Il lui expliqua l'affaire en détail et lui promit, si elle l'aidait, de lui offrir, régulièrement, quelques produits de sa ferme. La vieille femme, après l'avoir écouté attentivement, le fixa de ses petits yeux verdâtres et hocha longuement la tête. Sans prononcer une seule parole, elle enflamma deux torches, en tendit une à son visiteur et ouvrit une trappe dans le plancher de sa cabane. Elle entraîna l'homme dans un profond souterrain qui aboutissait à une grotte humide. Au fond de celle-ci, on apercevait des niches creusées dans la roche. Des flacons en verre de différentes tailles, aux contenus indéfinissables, y étaient soigneusement alignés. Une grande table rustique supportait une collection de mortiers, de creusets, d'alambics et de cornues. Des chauves-souris voletaient çà et là. La mère Surelle alluma plusieurs chandelles, les disposa en cercle sur le sol et plaça en son centre une tête de bouc momifiée qu'elle extirpa d'un coffre contenant des restes de reptiles, de batraciens et d'oiseaux nocturnes. Elle proposa ensuite à Anselme de s'asseoir en face d'elle près d'un grand baquet rempli d'eau au travers duquel reposait une baguette de coudrier.
– Je veux savoir, je veux connaître qui, à ce point, peut me vouloir du mal ! dit le berger. – Son nom, je ne puis te le révéler, répondit la sorcière, mais je te le ferai voir en personne !
Alors elle saisit la baguette de coudrier avec ses doigts crochus et la pointa vers Anselme en hurlant : « Tu vas le connaître ! Tu vas le connaître ! » Elle ouvrit un grimoire à couverture de cuir, tourna quelques pages, en parcourut une des yeux et tendit un bras qu'elle fit tourner en s'exprimant dans une langue inconnue. Puis elle répéta lentement, en fixant son regard au-dessus de l'épaule droite du jeune homme :
« Je t'invoque, Ô Astaroth, Grand Duc très puissant de l'enfer. Je te demande humblement de venir en ces lieux. Montre-moi qui a jeté un sort à Anselme le berger. »
Elle commença alors à faire rouler tout doucement la baguette entre ses mains décharnées, en marmonnant des incantations, puis elle accéléra le mouvement qui devint si rapide qu'on n'apercevait plus distinctement l'objet. C'est à cet instant précis qu'elle le fit tomber dans l'eau du baquet qui se mit à bouillonner comme si on y avait plongé une barre de fer en pleine incandescence !
– Maintenant, approche-toi et regarde, dit-elle.
À peine l'autre s'était-il penché sur le baquet qu'il se releva, rouge et écumant. Il cria :
– Mais je le connais, c'est Georgeon le bouvier ! Le fermier le plus riche du village ! Il m'en veut car, il y a quelques années, il voulait épouser ma femme mais elle a décliné sa demande et c'est moi qu'elle a choisi à sa place. Je vais lui casser les reins, lui tordre le cou ! Misérable ! Je vais… – Apaise-toi mon garçon ! Apaise-toi ! Laisse-moi faire ! J'ai l'habitude de ces choses ! Ce ne sont là que des vengeances dictées par la colère ! Si tu veux, je puis, à ton gré, lui faire pousser des cornes sur le front, lui empreindre tout le visage de griffures de chat sauvage ou lui crever un œil ! – Alors, éborgnez-le ! demanda le jeune homme en reprenant sa place en face de la vieille. – C'est fait ! dit la sorcière qui venait de planter l'extrémité de la baguette dans l'œil droit de l'image.
L'eau devint alors sanguinolente et le visage de Georgeon s'estompa peu à peu.
– Ainsi soit-il ! hurla la femme, livide, en fixant intensément, à nouveau, son regard au-dessus de l'épaule droite d'Anselme.
N'y tenant plus, le jeune homme se retourna et regarda aussi dans cette direction. Quelle ne fut pas sa surprise d'apercevoir le Grand Duc des enfers en personne qui se montrait dans toute sa laideur ! Sa peau basanée assombrissait son corps de géant. Ses yeux jaunes, aux pupilles fendues, étincelaient d'une fureur qui aurait pu épouvanter les hommes les plus braves. Sur ses larges épaules battaient deux énormes ailes membraneuses. Une odeur nauséabonde flottait dans l'air. « Sorcière, rugit-il d'une voix caverneuse, mon aide te coûtera très cher ! On ne me dérange pas pour n'importe quel prétexte ! Il faudra qu'en échange de mes services, tu me livres plusieurs âmes à damner ! Choisis bien tes victimes ! Hâte-toi de le faire, je n'attendrai pas longtemps ! Tu me reverras à la nouvelle Lune ! » On entendit un coup de tonnerre qui ébranla la grotte et Astaroth finit par disparaître, en ricanant sinistrement, porté sur un tourbillon de vapeurs sulfureuses. Effrayé par cette vision d'horreur, Anselme, privé de la parole, resta figé pendant un certain temps. Il finit par reprendre lentement ses esprits.
– Maintenant, tu vas rentrer chez toi et, demain, dès les premières heures du jour, je passerai à ta ferme pour lever le sort qui a été mis sur tes bêtes ! murmura la mère Surelle, le souffle court et ruisselante de sueur.
Il la quitta, profondément troublé par ce qu'il venait de faire, de voir et d'entendre. Le soleil était couché depuis longtemps lorsque le berger traversa les sombres bois touffus qui bordaient le chemin du retour. Les glapissements insistants de quelques renards errants brisaient le silence nocturne. Un brouillard épais rampait et semblait se coller à la terre humide. Soudain, la Lune, qui jusqu'à présent éclairait la contrée, fut tout à fait voilée. Une certaine inquiétude s'empara alors d'Anselme lorsque lui revinrent à l'esprit les témoignages de paysans qui racontaient, durant les longues veillées au coin du feu, que ces lieux étaient hantés par des esprits malfaisants, des farfadets et des gnomes qui seraient sans doute irrités si l'on troublait la solitude de leur empire. Il se perdit à plusieurs reprises et s'embourba dans de grandes flaques d'eau dont les clairières étaient semées. Lorsque, par miracle, il regagna sa chaumière, à une heure tardive, il trouva ses proches déjà assoupis. Il eut du mal à s'endormir et son sommeil, très agité, fut peuplé de multiples cauchemars. Le lendemain matin, avant que la sorcière n'arrive chez lui, une mauvaise nouvelle avait parcouru le village comme une traînée de poudre. Dans la nuit, Georgeon le bouvier avait eu l'œil droit crevé par un sale coup de corne du plus puissant de ses taureaux, nommé Diable noir, qu'il essayait de calmer. L'animal était devenu, sans que personne ne sache pourquoi, subitement incontrôlable et il avait fallu l'abattre ! Les gens affirmaient que le bouvier avait été sauvagement piétiné et qu'il gisait sur la paille de l'étable car on n'avait pas pu le déplacer tant il souffrait. Son sang coulait encore et il agonisait… Un mélange de remords mais aussi de satisfaction intense envahit soudain Anselme qui ne put réprimer un sourire empreint de cruauté. La vengeance était bel et bien consommée ! Il mangea, de fort bon appétit, du pain, quelques poires et des noix puis se rendit dans sa bergerie afin d'en retirer les cadavres des moutons fraîchement décédés. Au moment où il sortait du bâtiment, une silhouette se dressa devant lui. C'était la mère Surelle qui venait achever la mission dont elle s'était chargée. Ses pupilles, enfoncées dans leurs orbites, le scrutèrent intensément lorsqu'elle lui susurra : « L'instant est favorable ! Apporte-moi ta boîte à sel ainsi qu'un coq ! » Ayant obtenu ce qu'elle désirait, elle ordonna d'une voix qui n'admettait aucune réplique : « Maintenant, mon garçon, laisse-moi seule jusqu'à ce que le rituel soit accompli ! » Quant à Georgeon, il disparut mystérieusement deux jours après l'incident et nul ne sut ce qu'il advint de lui. Sa vaste et opulente ferme, laissée à l'abandon, était désormais vide de toute présence et activités humaines. Très vite, le berger constata que son bétail semblait renaître et toute la famille se réjouit en pensant que l'avenir serait meilleur. Quelques mois plus tard, le troupeau étant reconstitué, le commerce des fromages, vendus dans les foires et les marchés du pays, était plus que florissant. Cependant, un drame vint assombrir ce nouveau bonheur. Un matin, en plein cœur de la forêt proche de son antre, la mère Surelle fut trouvée morte, atrocement mutilée. Dans une mise en scène macabre, son cruel assassin (peut-être étaient-ils plusieurs ?) l'avait clouée sur une croix par les chevilles, les jambes écartées et la tête en bas. Avec un soin méticuleux, le monstre lui avait tranché les mains et la langue. Ses yeux, que ce tortionnaire sadique n'avait pas oublié de crever, versaient des larmes vermeilles. Sa bouche, béante et déformée, semblait lancer un cri silencieux qui exprimait les terribles souffrances qu'avait dû endurer la pauvre femme. Lorsqu'ils apprirent ce qu'elle était, les officiers de justice du seigneur local ainsi que les représentants des autorités religieuses ne cherchèrent pas à savoir qui l'avait trucidée. Sa dépouille mortelle, que les corbeaux avaient déjà commencé à dévorer, fut livrée aux flammes d'un bûcher, le « feu béni » ayant un aspect purifiant. Cet évènement plongea Anselme dans une angoisse profonde. Il avait perdu une amie et surtout une précieuse alliée… À quelque temps de là, alors qu'il conduisait ses bestiaux aux pâturages, il croisa, sur son chemin, un homme de haute taille, qui semblait l'attendre, appuyé contre un arbre dénudé. La capuche, très enveloppante, de sa longue cape noire empêchait quiconque d'apercevoir son visage. Une large ceinture, en peau de serpent, qui entourait sa taille, retenait un coutelas à lame courbe, logé dans un étui métallique.
– Mon maître m'envoie pour te demander de régler une ancienne dette ! dit le colosse d'une voix grave et traînante. J'ai puni la mère Surelle car elle n'a pas honoré son contrat. En tant que complice, tu dois donc payer à sa place !
Anselme comprit rapidement à qui il avait affaire et se souvint des exigences d'Astaroth : obtenir, par tous les moyens, et pour plusieurs personnes, leur damnation éternelle. Il sentait monter en lui un flot de haine ! L'être ignoble lui tendit un rouleau de parchemin. Puis il tira une plume d'oie de l'une de ses poches et saisit brusquement la poignée de son arme tranchante.
– Tu vas signer, de ton sang, ce pacte qui t'engage à livrer ton âme, ainsi que celle de ta femme, au Grand Duc de l'enfer ! ordonna-t-il d'une voix rauque. – Jamais ! Tu m'entends ? Jamais ! répliqua Anselme en lançant nerveusement l'infernal document loin de lui. – Puisqu'il en est ainsi, tu subiras bientôt ses foudres ! répondit l'envoyé du démon sur un ton menaçant. – Toi et ton maître ne m'effrayez point ! hurla le berger, en brandissant, violemment, un long bâton noueux qu'il emportait toujours avec lui.
L'étranger lui tourna alors le dos et s'éloigna, d'un pas pressé, à travers la lande.
Le lendemain, le troupeau paissait non loin d'une falaise abrupte. Soudain, une meute de loups surgit des entrailles de la terre et se jeta, férocement, sur les moutons affolés. Poursuivis par les dangereux prédateurs, ils choisirent, malheureusement, dans leur fuite éperdue, la mauvaise direction et se précipitèrent, aveuglément, vers le profond abîme. Pas un seul n'évita la chute, malgré les efforts désespérés que fit Anselme pour les retenir. À bout de souffle, il vomit d'épuisement et de désespoir. Sur le bord du précipice, il aperçut, face à lui, l'odieux personnage qu'il avait rencontré la veille. Ce dernier ôta très lentement sa capuche, en affichant un horrible rictus. C'est à cet instant qu'il fut possible de distinguer nettement ses traits monstrueux… Son visage, couvert de cicatrices, semblait avoir été écorché par un fauve enragé. Malgré cela, cette tête immonde rappelait vaguement à Anselme quelqu'un qu'il avait connu. Mais de qui s'agissait-il exactement ? Un détail attira alors son attention : il constata, avec stupeur, que l'homme était borgne… et qu'il lui manquait… l'œil droit !
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