Il tient échoppe en haut de la vieille ville. Tout au bout de la rue qui monte derrière la Cathédrale. Échoppe, c’est tout juste. Son comptoir se réduit à l’appui d’une fenêtre contre laquelle il a poussé une table. Il y dispose son étalage. Pour ouvrir, il rabat son volet sur le mur, côté trottoir. Pour fermer, il le tire et le verrouille de l’intérieur. En deçà de la fenêtre, la pièce lui sert d’atelier. Toute la journée, il est là, coupant, taillant, cousant les cuirs. Il fait toujours le même modèle. Seule la taille varie. Il ne fait aussi qu’un seul pied : le gauche. Elle lui demande le droit pour avoir la paire. Il lui rit au visage : le gauche suffit. Il se lève, s’éloigne de la fenêtre en clopinant entre ses meubles. Le savetier serait-il unijambiste ? En ce cas, pourquoi ferait-il ses chaussures par paires ? Elle s’en va sans rien acheter. Revient cependant quelques jours plus tard. À quoi bon fabriquer des chaussures s’il ne les vend pas ? Et alors, à qui ? Elle se dissimule dans une encoignure de porte cochère. Regarde. Le savetier clopine entre ses meubles. Mais c’est surtout parce que sa pièce est trop encombrée : quand le passage est clair, il marche bien droit. De toute évidence, il n’est pas unijambiste. Et sans cesse, des gens s’arrêtent devant son étalage. Examinent les chaussures, les palpent, les essaient, sans se troubler du fait qu’il n’y a qu’un seul modèle. Sans se troubler du fait qu’elles ne chaussent qu’un seul pied. Le plus souvent, ils achètent, paient sans discuter ni marchander et s’en vont, l’air très satisfait de leur emplette. Elle finit par s’approcher, se mêle à un groupe de clients, les écoute, les observe, puis après leur départ, les imite : joue la curiosité, l’intérêt. Le savetier reste assis devant sa machine à coudre. Il ne répond pas à ses questions. De temps en temps, il lève les yeux par-dessus les lunettes qu’il porte en bas de son nez, surveille chacun de ses gestes sans aucune aménité. Quand enfin elle s’enquiert d’un prix, il grommelle :
– Tu es une sorcière. Je ne te vendrai jamais rien.
Un instant elle accuse la surprise. Elle pense que le sorcier, ce serait plutôt lui. Ne renonce pas pour autant à le faire changer d’avis. Elle voudrait deux chaussures : une pour le pied droit, l’autre pour le pied gauche. Il ricane, sarcastique : une chaussure suffit. En s’asseyant, on pose le pied gauche sur le sol et on croise la jambe droite sur la gauche. Nul besoin de chaussure droite. Elle se renfrogne. À son avis, les chaussures sont faites pour marcher, pas pour s’asseoir. Et elle le dit. Il ne rétorque pas, mais la toise, l’air de penser absolument qu’elle devrait aller chercher ses chaussures ailleurs et qu’il va l’y inviter de façon très désagréable pour peu qu’elle insiste. Elle affecte de ne pas s’en apercevoir. Saisit une des chaussures à l’étalage, la tourne et la retourne, en éprouve la souplesse entre ses paumes. Derrière elle d’autres clients sont arrivés et commencent à ronchonner d’impatience. Alors soudain le savetier se dresse, tend un bras au bout duquel les doigts sont crispés comme des griffes, lui arrache la chaussure des mains et la remet en place. Elle s’écarte plus que vexée. Entre colère et désarroi, une montée de larmes lui obstrue le fond des sinus, charriant toutes sortes de projets de vengeance aussi incohérents qu’impraticables et dont une constante surnage finalement : puisqu’il refuse de lui vendre sa marchandise, elle la lui volera. Mais comment ? Elle rôde longuement autour de la Cathédrale et dans les quartiers avoisinants. Aucun plan ne l’inspire. De derrière sa fenêtre, le savetier jamais ne s’absente, jamais ne perd de vue son éventaire. Un jour, tandis qu’elle déambule, quelques touristes l’accostent. La vieille ville les séduit, ils aimeraient la connaître mieux. Aussitôt elle propose de les guider, les promène de ruelles en venelles, leur fait admirer les vieux porches, les façades, les fontaines, les entraîne dans le dédale des anciennes cours. Termine sa tournée en passant devant l’échoppe du savetier. Le succès est immédiat. Les touristes s’arrêtent, examinent les chaussures, les essaient, s’extasient sur la qualité du cuir, l’originalité du modèle, et c’est tout juste s’ils ne se bousculent pas pour en acheter. Certains en achètent même plusieurs, de différentes tailles, qu’ils font emballer pour des cadeaux. Aucun ne réclame la paire. Elle, reste un peu à l’écart, adossée au coin de l’embrasure. Feint l’indifférence dans l’attente d’un moment propice au larcin. Le savetier bavarde, distribue, empaquette, encaisse et rend la monnaie, mais ne la quitte pas des yeux. Emplettes achevées, les touristes s’égaillent vers les rives du fleuve. Tout à leur euphorie, ils semblent l’avoir oubliée. Elle ne les suit pas, se décide à rentrer chez elle bredouille une fois de plus quand le savetier l’interpelle. Il tend une chaussure.
– Tiens, c’est pour te remercier.
Et ce pourboire est pire qu’une insulte. Elle la méprise d’abord, se ravise après l’avoir regardée.
– Que voulez-vous que j’en fasse ? Elle est bien trop grande.
Le savetier ne rit pas. Il lève un index.
– Quand tu iras chanter dans les cours, au lieu d’ôter ton chapeau pour saluer et faire la quête, tu prendras cette chaussure et tu ramasseras davantage.
Elle hausse les épaules : une chaussure est faite pour marcher, non pour faire la quête. Cependant l’assurance du savetier l’intrigue. Elle emporte la chaussure. La serre sous son aisselle en courant, impatiente de la tester. Bien que le soir tombe, elle se hâte d’aller chercher son accordéon. Près de là se trouvent quelques immeubles d’où on l’écoute sans trop de malveillance. Elle hésite pourtant dès la première cour, reprise de doutes : derrière les vitres qui s’étagent au-dessus d’elle, les écrans de télévision sont allumés. D’ordinaire, ils ne lui laissent aucune chance. Mais la chaussure est toujours sous son bras. Elle la pose devant elle, déballe son accordéon et se décide, joue, chante. Peu à peu quelques fenêtres s’ouvrent. Puis d’autres. Des gens se penchent ou sortent sur les balcons. Ils éteignent leurs télévisions, ne sifflent pas, ne la chahutent pas, applaudissent quand elle se tait. Elle s’impose de chanter trois chansons avant de saluer en brandissant sa chaussure. En réponse l’enthousiasme se déchaîne et confine presque au délire, accompagné d’un bombardement dru devant lequel elle fuit, abandonnant la chaussure et serrant l’accordéon contre elle pour le protéger. Aucune pièce de monnaie : ce sont des galets ronds, gros comme des œufs de poule. Elle s’abrite dans la loge du concierge, observe ébahie. Car il est évident que nul ne montre d’hostilité envers elle, bien au contraire. Une jubilation chaleureuse règne partout et se manifeste sans équivoque tandis que les tirs s’amplifient. Les gens visent la chaussure et très précisément l’intérieur. Les galets qui heurtent le cuir, ricochent dessus et retombent plus loin provoquant huées et quolibets. Ceux qui atteignent leur cible, salués par une recrudescence de liesse, glissent d’un trait tout au fond comme instantanément engloutis. Rapidement, le jeu s’organise. Quelques hommes sont descendus dans la cour, s’adjugeant des rôles d’arbitre qu’ils remplissent avec beaucoup de sérieux et une ostensible intégrité. En bas du grand escalier, un monsieur bien habillé a sorti une table et une chaise, s’est installé pour ouvrir les paris. D’autres l’encadrent en s’efforçant d’ordonner la bousculade. Elle s’attarde un moment à essayer de comprendre ce qui se passe avant de se résigner à penser qu’elle a été flouée. Que toute cette foire ne la concerne pas. Ne l’amuse pas davantage. Discrètement elle remballe son accordéon. Se glisse vers la rue. Mais à peine parvient-elle près du porche qu’un arbitre siffle. Le jeu s’interrompt. Un groupe de jeunes gens la rejoint. Les filles gentiment la déchargent de l’accordéon, les garçons lui font avec leurs bras une espèce de trône sur lequel ils la ramènent au milieu de la cour. Chemin faisant, tous parlent à la fois et de leur galimatias elle démêle vaguement que les provisions de galets s’épuisent, qu’elle devra chanter encore pour les renouveler. Le preneur de paris s’est levé. Il vient à sa rencontre, tenant une grosse liasse de billets de banque, la lui remet avec des gestes solennels tandis que des fenêtres, des terrasses, des balcons, clameurs et tapages les plus divers lui expriment une sympathie exigeante. Elle empoche l’argent, réclame le silence et à nouveau joue, chante. Les applaudissements qu’elle recueille demeurent courtois mais sans aucune commune mesure avec la frénésie précédente. Craignant d’avoir déçu, elle enchaîne sur une chanson plus enlevée. Qui se heurte à la même fraîcheur. Une troisième, une quatrième chanson passent. Rien ne change. Elle s’en lasse. L’argent remis la paye largement pour la soirée, elle n’en souhaite pas plus. Elle ramasse la chaussure restée sur le sol et dans un élan de cabotinage la fait tournoyer en saluant de droite et de gauche. La fête aussitôt reprend de plus belle. Comme avant, elle se retranche dans la loge du concierge, abandonnant la chaussure. Les galets pleuvent. Les cris, les rires, les ovations vont par vagues, ponctués de roulements de percussions hétéroclites. Débordé par son propre succès, le preneur de paris s’est adjoint plusieurs aides. Et soudain, le tumulte vire. Se mue en tollés, en vociférations. À grands renforts de coups de sifflet, les arbitres suspendent les tirs. L’émeute, partie du cinquième étage de l’aile gauche, s’enfle en descendant l’escalier, vers le bas duquel les badauds commencent à converger. Emportée par la curiosité générale, elle traverse la cour aussi, se retrouve à la lisière de la foule qui lui bouche toute possibilité de voir quoi que ce soit. Elle tapote le bras de son voisin.
– Qu’est-ce qui se passe ?
C’est un grand gaillard aux allures débonnaires.
– Ils auraient piqué un tricheur… ça vous intéresse ?
Et sans attendre sa réponse, il la soulève, la juche sur ses épaules. Au centre de la cohue les arbitres font une haie de protection autour d’un très jeune homme qu’ils interrogent tout en se passant de l’un à l’autre un objet qu’elle distingue mal. Leurs questions giclent comme des crachats, leurs visages n’ont rien d’engageant. En face d’eux, le jeune homme lui paraît d’autant plus émouvant. Elle crie :
– Que lui reprochez-vous ?
Tout le monde se tait. Les arbitres se retournent. En l’apercevant leurs mines se détendent, ils lui sourient même avec quelque chose qui ressemble à de la déférence. Celui qui tient l’objet fait écarter la foule pour venir le lui montrer.
– Il utilise une fronde !
Un instant son regard croise celui du jeune homme, un éclair d’espièglerie flambe entre eux. Elle saisit l’objet, l’examine soigneusement.
– C’est génial !… Tout à fait génial !… Comment n’y avez-vous pas songé plus tôt ?
Les arbitres se rassérènent complètement. La foule regagne les étages. Le jeu avec tout son tohu-bohu a déjà repris. Redescendue à terre, elle cherche le jeune homme pour lui rendre sa fronde mais il s’est échappé. Une femme le lui désigne, de dos, derrière les baies vitrées de son appartement. Très affairé : il ne joue plus, il vend. Elle ne voit pas quoi mais l’imagine facilement. Elle ravale son dépit. Profite d’un reste de confusion pour essayer encore de s’enfuir et, cette fois, réussit. Elle passe chez elle, se débarrasse de l’accordéon. Va se promener sur les quais, le long du fleuve où, la nuit, la fraîcheur et une relative solitude lui font du bien. Elle marche d’un bon pas. Ses poings, bourrant ses poches, s’y frottent aux billets de banque mal roulés. Vaguement elle rêve d’un dîner dans un restaurant gastronomique, le temps de découvrir qu’y aller seule ne la tente pas. Le regard malicieux du tricheur fulgure à travers son souvenir. Elle l’en chasse : sous sa main droite, avec les billets la fronde est toujours là. Quelqu’un la suit. Du moins, elle en jurerait : elle entend les pas qui glissent derrière elle. Et ralentissent quand elle ralentit. S’arrêtent quand elle s’arrête. À plusieurs reprises elle se retourne, scrute l'ombre. Ne remarque personne. Entre espoir et méfiance elle bifurque vers le port où les réverbères sont plus nombreux. Les pas se rapprochent et comme elle se retourne encore, la chaussure la rejoint sur le trottoir. De dépit elle allonge dans sa direction un shoot que la chaussure esquive de justesse. Elle crie :
– Une chaussure est faite pour chausser un pied, pas pour jouer des tours de magie.
Et dans sa tête une belle voix de baryton lui répond :
– J’ai simplement voulu te rendre service, rien de plus. – Service ?
Elle ricane, amère :
– En me prouvant que ces gens t’applaudissaient plus volontiers que mes chansons ? Pendant que tu y étais, tu aurais dû comprendre aussi que j’avais envie de ce garçon et tu aurais pu me l’amener. – Si tu avais envie de ce garçon, tu n’avais qu’à lui jeter un charme. C’est toi la sorcière. Pas moi.
De colère elle saisit la chaussure, la jette loin dans le fleuve.
– D’abord je ne suis pas une sorcière, et ensuite les chaussures sont faites pour chausser, pas pour prêcher des âneries.
Un violent bruit de pales emplit la nuit. La voix gronde :
– Les chaussures ne sont pas faites non plus pour être jetées dans l’eau. Il n’y a rien de pire pour abîmer le cuir.
Et la chaussure reparaît bondissant sur le quai, puis vient s’ébrouer sur le trottoir. Elle hausse les épaules, se remet à marcher.
– De toutes façons je t’interdis de parler dans ma tête. Ça me fait des éblouissements derrière les yeux, ça m’aveugle, c’est extrêmement désagréable.
Alors la voix se fait très humble, très douce.
– Pardonne-moi, mais je ne dispose d’aucun autre moyen de communiquer avec toi.
Furtivement elle songe qu’elle se passerait bien de ses communications, et la voix acquiesce d’un « d’accord ! » plus humble et plus doux encore. Du coup sa colère vire à la fureur.
– Tu lis même dans mes pensées ? – … Tu penses tellement fort !
Elle reprend la chaussure, la coince sous son bras. Elle retourne dans la vieille ville, la rapporte chez le savetier. Il est en train de ranger son étalage, s’apprête à fermer son échoppe. Elle brandit la chaussure, la pose brutalement sur la boîte qu’il tient à la main. En même temps, elle lui déballe en vrac toutes ses rancœurs. Le savetier coupe court :
– C’est toi qui voulais mes chaussures !… Tu cherchais à m’en acheter et même à m’en voler quand j’ai refusé de t’en vendre. Et maintenant que je t’en ai donné une, tu viens m’injurier ? Je t’avais pourtant prévenue : elles ne sont pas faites pour les sorcières comme toi.
Elle blêmit. Une sueur froide sourd le long de sa colonne vertébrale.
– D’où sort encore cette histoire ? Je ne suis pas une sorcière, je ne l’ai jamais été…
Et comme si tout ce qui provenait de cette échoppe soudain lui paraissait suspect, elle tire de ses poches les billets de banque, s’en débarrasse sur l’éventaire jusqu’au dernier. Posément, le savetier écarte les chaussures, prend les billets, les lisse sous son poing. Puis il mouille son doigt sur sa langue, les trie, les compte, les range dans sa caisse. De temps en temps il hoche la tête en répétant :
– Excellent !… Excellent !…
Un sourire gonfle ses lèvres, plisse ses yeux. Elle le considère, prise entre l’effarement et la nausée. Enfin se détourne. S’en va. Au fond de sa poche reste la fronde qu’elle serre dans le creux de sa paume.
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