La première chose que je fais en rentrant chez moi après une journée de travail, c’est me laver les mains. Il n’est pas imaginable une seule seconde que j’omette cette étape. A vrai dire, dès le boulot terminé, je ne pense pas à mon canapé qui m’attend gentiment à la maison, ni à ma télé ou à mon lit, mais à mon lavabo. Et parfois à mon évier.
Ce jour-là pourtant, je ne bossais pas. Le ciel était gris dehors, et la journée s’annonçait banale, vide et ennuyeuse. Je me serais bien fait un petit ciné avec quelques potes, mais en semaine tout le monde est occupé. Bah ! De toute façon, j’étais mort. Ma nuit précédente avait été presque blanche, tant le taf m’avait donné de fil à retordre. Je m’écroulai sur mon matelas au moment où l’on sonna à ma porte.
- Bordel de…
Je décidai d’ignorer bêtement le retentissement strident. Mais c’était sans compter sur l’acharnement du gêneur. Notons qu’à ce moment précis je n’avais aucune idée de qui était cette personne, mais je savais déjà d’une façon certaine et définitive qu’il s’agissait d’un enfoiré. Un enfoiré bien décidé à foutre ma petite sieste en l’air d’ailleurs, vu que de l’instant où j’avais quitté mon lit à celui où j’avais ouvert la porte, il n’avait plus enlevé son doigt du bouton. Mais d’une certaine façon, c’était un mal pour un bien : en effet, cela me donnait un prétexte pour lui envoyer mon poing dans la figure.
J’ouvris la porte nerveusement et en grand, l’air furieux. Devant moi, deux gamines, la quinzaine d’années, sursautèrent en me voyant apparaître de cette manière brutale. L’une d’elles avait les cheveux châtains clairs, et un visage me faisant penser à Marilyn Monroe. L’autre, les cheveux blonds platine, et si on reste dans les actrices des années 40 et 50, avait un petit air de Jane Russell. Toutes les deux ne faisaient pas plus d’un mètre soixante-cinq et, je dois l’avouer, étaient assez bien fichues. Ah ça, je suis sûr que le lycéen que j’avais été quelques années auparavant n’aurait pas laissé passer ces morceaux de choix !
Miss Monroe avait l’air particulièrement embêtée, et me bredouilla quelque chose dans le genre : « heu, c’est bloqué, désolée j’ai pas fait exprès… »
Je jetai un coup d’œil las au bouton de sonnette qui était resté enfoncé.
- Effectivement, c’est bloqué, dis-je d’un ton blasé.
Je donnai un grand coup de coude latéral sur le poussoir qui reprit sa position initiale. Le hurlement perçant s’arrêta enfin. Je fermai les yeux pour savourer cet instant, un sourire de bonheur se dessinant sur ma figure. Le meilleur moment de la journée !
Lorsque je les rouvris, les deux gosses me dévisageaient d’un air étrange, comme si j’avais quelque chose de fascinant et de répugnant à la fois de collé sur le visage.
- Bon ? Et à part ça ?
Je m’étais radouci. Les jeunes filles se regardèrent, et parurent hésiter un moment. Puis Miss Russell se décida :
- On aurait besoin de vos services…
Sincèrement, je ne compris pas tout de suite.
- Ah ? Heu…Comment ça ?
Elle hésita encore, jeta un coup d’œil dans le corridor, et reprit un peu plus doucement.
- Ben, vous savez… Ce que vous faites…
Une pensée me traversa l’esprit, et j’eus une petite seconde d’inquiétude.
- Mais comment ça, ce que je « fais » ? répondis-je en prenant un air passablement amusé. Vous voulez que je débouche vos toilettes ? Que je tue une araignée ? Que j’aille récupérer un chaton en haut d’un arbre ?
La brunette, visiblement la plus timide des deux, sourit en regardant le sol. Depuis le début elle détournait systématiquement son regard à chaque fois que je posai les yeux sur elle. L’autre, déjà plus extravertie, ne se laissait pas démonter et parut un poil vexée.
- Bon, écoutez les filles, leur dis-je, je sais pas ce que vous me voulez, mais si vous cherchez du shit ou une autre connerie dans le genre faudra aller voir ailleurs. Je sais que j’ai une gueule de dealer mais putain, même la vieille d’à côté est plus défoncée que moi ! Elle chlingue la naphtaline, c’est un truc carrément dur ça ! Vous devriez essayer !
J’allais fermer la porte mais la blondinette avait mis son pied en opposition. Cette fois, elle n’hésitait plus du tout.
- Eh ben on va vérifier tout de suite si on a frappé à la bonne porte : nous, on cherche Papacito.
« Et merde… »
J’aurais pu encore me dérober. Mais arrivé à ce point-là, autant savoir ce qu’elles veulent. Je dus prendre un air ennuyé et Miss Russell dut le remarquer, car elle afficha un sourire léger mais triomphant.
- Alors, on a bien fait de frapper à cette porte, hein ? - Ah ça, oui, vous avez frappé à la bonne porte. Si vous avez eu raison, c’est une autre histoire… Allez entrez.
Je fermai la porte derrière elles et les invitai à s’asseoir au salon. - Vous voulez boire quelque chose ? Une grenadine ? Un chocolat chaud ? Je plaisante ! Vous êtes des grandes filles, vous ! Alors ce sera panaché pour tout le monde.
Elles ne rirent pas de cette mauvaise vanne. J’eus juste droit à un petit rictus de Marilyn. Je partis alors dans un grand éclat de rire sonore, en me tenant les côtes.
- Ha ! Ha ! Ha ! Mais non, ne vous inquiétez pas ! Je vais le couper à la limonade !
Pendant que je préparais les boissons à la cuisine, j’eus le temps de me poser pas mal de questions. D’abord, comment ont-elles entendu parler de moi ? Ensuite, comment ont-elles trouvé mon adresse ? Ca veut dire qu’elles connaissent mon nom, et ça, ça ne me dit rien qui vaille : elles ne sont sûrement pas les seules, et l’info a des chances de circuler. Mais qui peut bien leur avoir fourni le tuyau ? Enfin, ce qui me tracassait le moins à ce moment : comment ces gamines peuvent-elles faire appel à un type comme moi ?
J’arrêtai une seconde tout mouvement et tendis l’oreille. Pas un bruit. Bah, c’est vrai qu’à leur place, je me sentirai un peu mal à l’aise ! C’est pas l’endroit idéal pour organiser une pyjama-party ou une réunion Tupperware…
Je revins au salon avec les verres. J’avais vu juste : elles n’avaient pas bougé d’un poil, et n’avaient probablement pas dit un mot depuis qu’elles avaient franchi la porte d’entrée. Je m’adressai gentiment à la brunette :
- Tiens, je t’ai pris un verre Bugs Bunny. Je sais que tu l’aimes bien, pas vrai ?
Elle baissa les yeux et rougit en souriant.
- Oui, un peu…
Je ne pus m’empêcher d’avoir un pincement au cœur. « Putain, mais qu’est-ce qu’elle fout là elle ?… »
Je tendis son verre à Jane :
- Tiens, toi t’as un verre The Rock. Bon, et si vous commenciez par me dire vos noms ? dis-je en m’asseyant dans mon fauteuil. - Eh bien, dit la blonde, moi c’est Daphnée, et elle Stéphanie. - Ok. Qui vous a parlé de moi ? - C’est Salvo Pastracci qui nous a donné votre adresse.
Ce pervers sexuel de Pastracci avec des mineures…Mouais, rien d’étonnant. On se demande bien contre quoi il a échangé l’info… Mais faudra quand même aller tirer toute cette histoire au clair…
- Bon passons. Qu’est-ce qui vous amène ici ?
Silence. Leurs regards se croisèrent, comme pour décider de qui allait répondre. Finalement, ce fut Stéphanie qui se lança :
- On veut se débarrasser de quelqu’un. - C’est bien ce que je craignais…
Je poussai un soupir, me levai et marchai vers la fenêtre. Le temps s’éclaircissait, mais un gros nuage cachait toujours le soleil. Je suis resté là, observant la rue, pendant bien deux minutes avant de reprendre la parole.
- Je sais pas si vous prenez un seul instant conscience de ce que vous me demandez.
Silence.
- Vous savez, repris-je, un truc pareil, ça se prend pas à la légère. Je suis pas un dératiseur. Vous allez ôter sa vie à quelqu’un, briser sa famille. Alors si c’est pour se venger d’un petit copain qui vous a faites cocues, va falloir oublier. De plus, s’il y a des retombées, c’est vous qui allez morfler. Si l’enquête remonte jusqu’à la source, c’est à vous qu’elle va aboutir. Moi, j’ai jamais existé.
Je m’interrompis pour fermer les rideaux.
- Et bien sûr, soufflai-je, ça va vous coûter cher. - Combien ?
Je m’assis sur le bras du canapé, près de Daphnée.
- Ca dépend du contrat.
Elle fouilla dans son sac à main pour en sortir une photo qu’elle me tendit.
- C’est lui.
Il s’agissait d’un homme de quarante ans environ. Le cliché avait dû être pris lors d’une cérémonie, car le bonhomme avait une coupe de champagne à la main, et se tenait dans ce que l’on devinait être une grande salle. On apercevait d’ailleurs quelques personnes en tenue de soirée à l’arrière-plan. Il portait un magnifique trois-pièces bleu marine rayé ainsi qu’une cravate blanche, et souriait bêtement. Pas plus d’un mètre soixante-quinze, une certaine carrure, cheveux noirs gominés. Le gonze avait tout du tonton méditerranéen. Je sortis mon bloc-notes et mon stylo.
- Nom et adresse ? - André Pietri. Il habite au 15 rue Amelot, dans le 11ème.
Impossible d’écrire. L’encre ne coulait pas.
- Bon sang de stylo de merde ! - Attendez, faites voir. Je connais quelques trucs.
Elle me le prit des mains et trempa brièvement la mine dans son panaché. Puis elle entreprit de le secouer de sa main gauche. Tant et si bien qu’elle en heurta Stéphanie qui renversa tout le contenu de son verre sur le col de son pull. Elle se dressa d’un bond.
- Oh non, merde, fais attention ! - Oups ! Désolée !
Elle devait pas être fana de l’humidité, parce qu’elle avait l’air particulièrement embêtée et a immédiatement sorti de son sac une bonne quantité de mouchoirs en papier. Réaction normale, vous me direz. Mais dans le cas présent, ça frôlait l’hystérie.
- Merde, merde, merde ! - Bah, dis-je, t’as qu’à le mettre à sécher. - Non non, c’est bon ! Par contre, vous avez une salle de bain ? - Ouais, la porte là-bas.
Elle s’y engouffra, et ferma à double tour. Je jetai un coup d’œil à Daphnée. Elle avait l’air un peu désarçonnée. Pas tout à fait interloquée comme moi je l’étais, mais plutôt contrariée. Elle se tourna vers moi.
- Elle est très coquette, s’excusa-t-elle. Un peu maniaque sur les bords, même… - Ah, ben ça y est, il marche ce foutu stylo ! m’exclamai-je en guise de réponse. Bon, on continue… - Heu, on peut attendre Steph’ ? J’oublie toujours des détails, c’est mieux qu’elle soit là pour me les rappeler… L’intéressée réapparut deux minutes plus tard. Elle fit un signe de tête entendu à sa copine, qui me donna l’impression d’être soulagée.
- Tant d’émotions pour si peu… C’est dingue toutes ces petites gamines obsédées par leur apparence !
Daphnée s’était bien renseignée sur le gus avant de venir me voir. Elle sut me donner tous les renseignements dont j’avais besoin, et plus encore ! Horaires de travail, habitudes particulières, parcours emprunté chaque jour… A tel point que l’on put même choisir à l’avance l’heure et la date idéales auxquelles j’agirai. Si je pouvais toujours avoir des clients aussi impeccables qu’elles !
- Dernière chose, dis-je, est-ce qu’il se balade avec un quelconque moyen de défense ? Genre, un flingue, ou un, voire plusieurs gorilles ?
Elle réfléchit quelques secondes.
- Hum, il se déplace seul, mais ça ne m’étonnerait pas qu’il soit armé. Du moins, ce serait plus judicieux de sa part, vu qu’on doit pas être les seules à avoir une dent contre lui…
Je notai le mot « vulnérable » sur mon calepin.
- Bon, comme je le dis toujours : c’est gratuit jusqu’à la caisse. Votre truc, c’est du gâteau. Un chimpanzé en viendrait à bout. Remarquez, c’est pas une raison pour me payer en monnaie de singe. C’est 5 000 euros, payables en une fois sans frais. J’espère que vous avez du liquide sur vous…
Stéphanie sortit une petite liasse de billets de son sac qu’elle me tendit. Je comptai rapidement. Le compte y était.
- Au fait, dit Daphnée, vous voulez pas savoir pourquoi on veut… - M’en fous, l’interrompis-je sèchement. Je suis pas assistante sociale. Je me contente de faire ce que j’ai à faire, alors m’embrouillez pas avec vos histoires.
Le ton avec lequel je répondis eu pour effet de jeter un froid dans la salle. Depuis quelques minutes déjà, je commençais à sentir la colère monter lentement en moi, accompagnée d’un fort sentiment de lassitude. J’avais presque envie d’envoyer une paire de baffes à chacune.
- D’ailleurs, repris-je, je suis pas censé savoir…
Remarquant ce soudain changement d’humeur, et me voyant mettre ma tête dans mes mains - probablement en proie à une éventuelle colère inattendue - les jeunes décidèrent de prendre congé. Une fois qu’elles furent sur le palier, je les hélai depuis l’entrebâillement de ma porte. Leurs visages qui se retournaient vers moi étaient différents de ceux que j’avais vu quelques dizaines de minutes plus tôt au même endroit. Moins ardents, moins de crainte. Mais mes paroles étaient toujours bues avec autant d’attention. Et dans leurs yeux se reflétait mon expression grave et engagée.
- Vous savez, parfois on croit faire le bon choix, on croit qu’il est évident et qu’on ne peut passer à côté, alors qu’en fait on a juste tout faux… Parfois, on se lance tête baissée dans l’affaire, et une fois qu’on se rend compte qu’on s’est fait baiser, on ne peut plus faire marche arrière, parce que c’est trop tard. Et quand on pense avoir une longueur d’avance, on ne se demande jamais si le type en face n’en a pas deux, et s’il ne serait pas plus judicieux et respectable de se montrer finalement moins ambitieux et plus terre-à-terre… - Quand la bonne cause est en jeu, répondit Daphnée sur un ton de défi, il faut savoir prendre des risques. - Ce que l’on pense être la bonne cause ne l’est pas toujours, ou n’en vaut pas toujours la peine. L’héroïsme se présente et prend son ampleur de façon aléatoire, là où on ne veut pas de lui et quand on ne l’attend pas. Il faut savoir être clairvoyant, et renoncer à l’appel de la justice.
Je leur tendis la liasse de billets. Les deux adolescentes la regardèrent en silence, puis échangèrent un regard. C’est Stéphanie qui, la voix mal assurée, prit la parole :
- Non, monsieur. Nous choisissons l’héroïsme.
Sur ce, elles s’engouffrèrent dans l’escalier. J’attendis que le bruit de leurs pas disparaisse, poussai un long soupir, et allai frapper à la porte voisine…
***
Marc Lelièvre était nerveux ce soir-là. Une enquête longue de quatre ans allait enfin s’achever… ou pas. C’était quitte ou double. Il risquait gros sur ce coup-là, Marc. Mais il avait confiance en lui, et en son génie. Dans sa 406 garée au bout de la rue Amelot, il exultait. Comment cela pouvait-il rater ? Il connaissait trop son homme, il savait exactement ce qui allait se passer. A 18h30 très exactement, André Pietri arrivera devant le numéro 15 en taxi. Il sortira, et Papacito tentera de l’assassiner devant son immeuble, sur le trottoir. Tout se jouera en très peu de temps. Après quatre ans d’étude du profil du chasseur de tête, Marc Lelièvre sait tout ce qu’il y a à savoir.
L’homme dont il est question a la particularité d’étrangler ses victimes avec une corde à piano, et ce en pleine rue, en vue de tous. Enfin, en théorie… Jamais il n’a été gêné par un passant. Non pas qu’il œuvre à trois heures du matin. Au contraire, certains de ses meurtres ont été répertoriés comme étant commis en pleine heure de pointe. Mais l’homme trouve toujours le bon moment, le petit instant d’inattention. Il lui suffit d’une seconde. Il la flaire instantanément, cette petite seconde où l’air ambiant est propice au crime. Et il exécute son forfait en toute quiétude, avec un naturel déconcertant et imperceptible.
Une seule fois, un quidam avait repéré la scène suspecte. Deux hommes particulièrement agités, qui se tenaient bras dessus, bras dessous. L’un d’eux riait, et l’autre ne tenait plus très bien sur ses jambes. « Deux zigotos qui sortent du bistrot », s’était dit le témoin en continuant son chemin. Quelques mètres plus loin, il hasarda un petit regard par-dessus son épaule pour voir où en étaient les soûlards. L’un d’eux s’était effondré par terre, raide, et le rigolard courait à toutes jambes dans la direction opposée. Il ne s’agissait pas d’une scène cocasse mettant en scène deux bouffons bourrés inoffensifs, mais bien d’un meurtre en direct. Papacito avait passé la corde au cou du vieux bougre et l’étranglait d’une main, chantant, riant fort et titubant sous la pression et les débats de l’adversaire qu’il tenait en respect avec une clé de bras camouflée en geste amical et bon enfant. Personne ne s’est douté de rien. Mieux : les passants évitaient de regarder les personnages, préférant les ignorer. Un vrai coup de génie.
Ce témoignage fut extrêmement utile et précieux pour le commissaire Lelièvre, chargé de l’enquête. Au bout de quelques mois, grâce au réseau, il comprit qu’il avait, non pas affaire à un serial killer, mais à un tueur à gage. Ses homicides coïncidaient avec l’actualité « politique » de la mafia parisienne.
Les sentiments qu’éprouvait Marc Lelièvre envers le poursuivi étaient ambigus. Il se serait bien raclé la gorge et aurait bien craché à la gueule du premier imbécile qui aurait eu le malheur de prononcer le mot « Papacito » en sa présence. Ce nom ridicule, signifiant « bel homme » en espagnol, l’horripilait et sonnait pour lui comme une énième provocation caractéristique du personnage à l’égard de la police. Chaque jour qui passait sans que l’homme ait été attrapé, le commissaire s’énervait un peu plus… Comment un zigue qui tue dans la rue peut-il échapper systématiquement aux forces de l’ordre ?
« Il est doué, il n’y a pas de secret…Juste doué. »
Mais ce qui l'irritait encore plus, c’est que malgré tout cela, il l’admirait. Il était littéralement fasciné par cet homme, son sang-froid, son talent, ses couilles. Il respectait son style old school, cet attachement à la vieille corde à piano… Cet assassin qui s’amuse à prendre une ampleur irréelle, digne d’un personnage de comics américains. Cette façon qu’il a de rendre dramatiques ses actes en les commettant en public, en faisant des passants des témoins malgré eux. Marc l’imaginait dans son antre, écoutant la 5ème symphonie de Beethoven, affalé dans son fauteuil en cuir, un whisky à la main, riant aux éclats en repensant à la façon dont il a, une fois de plus, coiffé au poteau ces satanés flicards !
Mais aujourd’hui, c’était à Marc de se marrer. Car cette fois-ci, c’était lui, le commissaire Lelièvre, qui en avait eu dans le pantalon. Il lui manquait ça pour parvenir à choper l’oiseau insaisissable : la prise de risque. Un plan direct qui marche, et l’appliquer l’air de rien, sans se prendre la tête par nombre de précautions superflues. Tout y était. C’était l’instant de vérité. Car en plus des preuves qu’il avait contre lui, il allait le prendre sur le fait. Il allait gagner le combat, et faire écoper son adversaire de la peine maximale.
C’était presque l’heure. Le pâté de maison était entièrement surveillé. Deux voitures en civil étaient placées sur le boulevard Richard Lenoir, une sur le boulevard Beaumarchais, une rue du Pasteur Wagner et une autre rue du Chemin Vert. Et bien sûr, deux rue Amelot. Impossible de fuir.
L’heure H approchait. Lelièvre pensait à son avenir, à la reconnaissance que lui apporterait cette arrestation…Et aussi à ce qu’il ressentirait une fois Papacito mis hors d’état de nuire. Eprouverait-il du soulagement ? Du regret ? C’est toujours la grande question, quand une rivalité dure et dure encore. Les protagonistes se mettent presque en état de dépendance l’un de l’autre, sans le savoir. Enfin, il y en aura d’autres, se disait le commissaire Lelièvre ! Ah, ça ! Avec un tremplin pareil, ça oui, il y en aura d’autres…
L’heure sonnait. Marc se tenait aux aguets, prêt à intervenir très rapidement. Le taxi arriva à l’heure, et s’arrêta au numéro 15. Quelques secondes plus tard en sortit André Pietri. La tension était à ce moment là à son comble.
- Voiture 2, préparez-vous à intervenir.
Pietri s’avança sur le trottoir. Il n’avait que quelques mètres à parcourir pour atteindre l’immeuble. Le commissaire regarda à droite et à gauche. Personne. La rue était déserte.
- Pietri, arrêtez-vous bon sang ! Ne rentrez pas ! Improvisez !
André obéit à la voix dans son oreillette, se baissa et entreprit de dénouer et renouer lentement ses lacets. Lelièvre commença à transpirer, et à douter. Et s’il ne venait pas ? Tout à coup, une ombre apparut. Les mains dans les poches, la démarche décidée, un homme d’un mètre quatre-vingt environ marchait dans la direction d’André.
- On a notre homme ! Voiture 2, à mon signal !
L’homme se trouvait presque à hauteur de Pietri. Marc allait crier « GO », quand l’ombre passa son chemin l’air de rien. Le commissaire s’étrangla avec le cri resté dans sa gorge, et regarda avec horreur l’individu s’éloigner… Et disparaître à l’angle. La rue replongea dans le silence. Pietri se releva, regarda autour de lui, et haussa les épaules, signe de désespoir, en direction de la voiture de Lelièvre. Ce dernier explosa : - Bordel de merde !!!
Le poisson n’avait pas mordu à l’hameçon. Il l’avait eu. Il s’était une fois de plus foutu de sa gueule. C’était trop beau… Tout ce temps perdu, toutes ces heures de travail. Tout était à refaire. Tout recommencer à zéro.
- Qu’est-ce qu’on fait, patron?
Il n’eut pas le temps de répondre, car son mobile sonna.
- Allo ?
Silence. Les yeux du commissaire s’ouvrirent en grand, écarquillés par la terreur.
- Merde… On arrive tout de suite !
***
Pour la première fois de ma vie, mon occupation me parut sale, vraiment impure. Après plusieurs années de travail, je n’avais jamais véhiculé l’horreur. Pour la première fois, c’était l’horreur qui était venue jusqu’à moi, et qui s’était présentée sous sa forme la plus vulgaire.
On me l’avait imposée, et on m’avait forcé à y participer.
J’ai commencé à avoir des doutes au moment où j’étais à la fenêtre. Ce qui ressemblait à une camionnette de transmission radio était garée à 10 mètres. Intuition confirmée au moment où l’une des deux jeunes filles piqua une crise de nerfs après avoir renversé du liquide sur son chandail, craignant ainsi pour le micro caché en dessous. En effet, j’avais remarqué qu’elle se tenait à distance, et évitait de parler. C’était probablement pour avoir une meilleure « écoute » de l’action et pour éviter de brouiller le son, le micro probablement réglé sur « sensible » ! Daphnée avait d’ailleurs refusé de débuter les ––« négociations » sans sa copine, la seule des deux à porter un microphone.
Je me suis renseigné sur ce qu’est devenu mon ancien collègue et leur indic’, Salvatore Pastracci. De source sûre, il a viré mouchard, et échange régulièrement des infos contre un petit coup de tipex sur son casier. Grâce à moi, tout le monde sera au courant avant la fin de la semaine du nouveau passe-temps de Salvo. Bientôt, sa tombe sera noyée de crachats.
Après le départ des filles, quoi de plus facile que de demander à mon voisin et ami de toujours, Bertrand, de suivre, s’il lui plaît, les deux gonzesses en voiture et de noter leur adresse? Ma ligne téléphonique était sûrement surveillée, mais pas le palier de mon étage…
Certaines personnes sont persuadées que leur vie n’a pas lieu d’être sans but, sans grand projet à réaliser, sans cause à défendre. Et dès qu’elles trouvent cette chose, elles sont prêtes à tout pour en venir à bout. Elles ne veulent pas passer à côté, elles se sentent poussées par l’adrénaline. Et c’est là qu’elles font des erreurs impardonnables…
Impardonnable erreur du responsable de l’opération, qui, dans sa volonté de capturer l’animal traqué à tout prix, devient lui-même un monstre, condamnant à mort deux jeunes filles sans le savoir. Impardonnable faute commise par cet individu, qui en voulant rendre l’action simpliste et efficace, n’a réussi qu’à créer une scène vulgaire et pathétique, spectacle lamentable pour la bête chassée que j’étais.
Et impardonnable bêtise de jeunesse de la part de deux créatures, à jamais méconnues de leur vivant…
Je sonnai à la porte. C’est Claudia qui m’ouvrit.
- Tiens ? dit-elle avec un petit sourire. Que me vaut cette visite impromptue ? - Boarf, tu sais ce que c’est… Les aléas du bizness’… - Je m’y attendais un peu, mon bonhomme. Je regarde les infos parfois…
Elle me fit entrer. Je déposai mes affaires dans le salon, où la télévision était allumée :
« … A Paris, un drame provoque l’émotion générale. Deux jeunes filles ont été découvertes ce soir, assassinées dans leurs maisons respectives par strangulation. La police assure avec certitude que les deux meurtres sont liés… »
- Je vois que tu fais dans le détournement de mineures maintenant, ou un truc dans le genre ! me lança Claudia. C’est bien, ça rapporte plus que ton job de mauviette.
- Je te raconterai plus tard, dis-je sans me retourner. - J’en meurs d’impatience. J’ai fait des pâtes, t’en veux ? - Laisse-moi d’abord me laver les mains. - Le savon est sur l’étagère.
Moi, j’aurais préféré l’eau de javel au savon… Et le papier de verre à la serviette.
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