Assani se mira dans la grande glace qui se trouvait dans la chambre de tante Jeanne. Pas de doute, ce joli veston gris et pantalon assorti, ce crâne rasé et ce pull blanc feraient mouche. Intérieurement, il remercia son papa de lui avoir acheté cette si jolie tenue. Dire qu’il avait cru, hier encore, que Tante Jeanne lui interdirait d’aller à la fête d’anniversaire chez Safi ! Il s’octroya un sourire, comme celui qu’il avait vu faire à la télévision par ces beaux acteurs nigérians, pour se souhaiter bonne chance.
Lorsqu’il sortit de la chambre de tante Jeanne (rien à dire, cette chambre appartenait plus à tante Jeanne qu’à papa), il les retrouva tous les trois au salon. Guyguy, son demi-frère de quatre ans qui, comme à son habitude, à cette heure-ci de l’après-midi était accroché à son biberon (un de ces quatre, cet enfant éclatera comme un ballon trop gonflé), Papa affalé devant la sacro sainte télé, une jambe repliée lui permettant de triturer son ongle incarné d’une main, et de l’autre tenant son verre de bière; et Tante Jeanne debout le toisant.
Tante Jeanne est sa « petite mère », la femme de son père. Cela faisait trois ans déjà qu’elle avait accepté la présence d’Assani. Il faut dire qu’Assani est « le fils illégitime » que son mari a « fait au passage, une nuit de folie, vous savez ce que c’est, quand on est étudiant et qu’on a des amis qui vous entraînent les soirs dans des endroits peu recommandables ». Bref, la maman d’Assani, elle doit exister quelque part, on ne sait où… Il ne l’avait vue que sur photo et ne savait d’elle que les histoires que lui racontait sa grand-mère chez qui il avait vécu les sept premières années de sa vie, juste avant que Tante Jeanne ne l’accepte chez elle.
Bref il vivait maintenant avec Tante Jeanne, Papa et leur fils Guyguy, et ce jour-là papa venait de lui offrir ces magnifiques vêtements pour aller à l’anniversaire de Safi ! Et même tante Jeanne semblait le regarder d’un œil neuf, plus clémente, témoin son sourire en coin et son regard satisfait.
- Tu es très beau, confirma-t-elle. N’est-ce pas qu’il est beau ? - RheuhhOui… acquiesça Papa, le regard fixé sur son dernier JC Van Damme. - Assani est bobobobobo…. Claironna Guyguy en sautillant autour de lui. - Il ne te manque que l’essentiel… murmura Tante Jeanne.
Et hop, dans ses mains apparut une grosse boîte, recouverte d’un papier cadeau rose avec des cœurs rouges ! Assani n’en revenait pas.
- Tu ne vas pas aller à une fête d’anniversaire sans y apporter un cadeau ! Allez… ne reste pas planté la, voilà la voiture t’attend.
Encore une autre surprise ! La voiture… Quelle voiture ? Papa avait vendu la sienne la semaine passée ! Il courut à la fenêtre et put voir dans la cour, sur la pelouse que la voiture de Papa, la Renault brinquebalante était là, bien là, avec Samir le voisin comme chauffeur.
- C’est Samir qui me dépose ? - Et qui va venir te chercher à 18 heures, compléta Tante Jeanne en souriant. Ça te va ?
Et comment que ça lui allait ! Débarquer chez Safi dans une voiture avec ce gros cadeau ! Mortel ! Trop concentré sur cet avenir proche, il ne remarqua pas le trajet et ne se souvint même pas d’avoir parlé à Samir. Il était devant le portail, à l’entrée de chez les parents de Safi. Fébrile, il appuya sur la sonnette. Non, ce ne fut pas le détestable grand frère qui vint ouvrir, avec son regard mauvais et ses sourires narquois qui précédaient ses taloches. Non, non ! Elle ouvrit elle-même ! Toute jolie dans sa robe blanche avec des volants et des dentelles. On lui avait fait des jolies couettes et son sourire faisait ressortir la blancheur de ses dents.
- Assani, s’écria- t-elle de joie, c’est gentil d’être venu ! Entre !
Elle s’empara de la grosse boîte rose et rouge, réussit à la mettre sous son bras et lui prit la main. Il les vit tous. Enfin, presque. Le grand frère et sa bande de méchants, les terroristes de la cour de recré, Jucy la pimbêche, et tous les autres de sa classe. « Aïe, pensa-t-il, ils vont encore m’emmerder… » Mais Safi était là, à coté de lui, près de lui et le tenait fortement par la main.
- Écoutez-moi tous, dit elle à haute voix. Assani, mon ami, que j’ai invité, m’a fait l’honneur de venir à ma fête. Alors, s’il y a quelqu’un qui est contre, il ferait mieux de partir.
Et sans attendre une réponse, elle ouvrit fébrilement la grosse boîte. Assani découvrit avec elle une jolie poupée de chiffon avec des tas des rubans.
- Mon Dieu, pria-t-il, faites qu’elle aime…
Elle lui sauta au cou, décréta que puisqu’il était déjà là, il était inutile d’attendre et que la fête pouvait commencer. Ce fut la liesse générale. Il y avait une balançoire sur la pelouse installée pour l’occasion. Safi l’y invita et ils furent les seuls à en profiter, tous les autres étant heureux de les pousser, faisant même la queue pour avoir cet honneur !
- Et maintenant, sus au buffet ! hurla quelqu’un, on savait plus qui.
Tous se ruèrent vers la longue table où se côtoyaient des friandises de toutes les couleurs. On avait l’embarras du choix devant toutes ces pâtisseries. Et toutes ces limonade ces jus de fruits, à la mangue, le passiflore, la menthe… Il se souvenait d’avoir goûté à tout et d’avoir bu trop de limonade. C’était si tentant ! Et Safi avec ses sourires et ses doigts si fins qui lui proposait tantôt un gros raisin, tantôt un cube d’ananas. Qui insistait parfois pour le lui faire manger elle-même. Et à chaque fois qu’elle y arrivait, c’était les hourras de tous les autres.
- Tu veux voir ma chambre ? J’ai un grand coffre à jouets. J’ai même un train électrique !
Il n’arrivait pas à articuler un seul mot tant il était heureux.
- Viens, murmura- t-elle.
Elle lui reprit la main et l’entraîna vers la maison, ils grimpèrent quatre à quatre les marches jusqu’au palier et longèrent un couloir noir et silencieux. C’est à ce moment qu’il fut envahi d’un pressentiment. Ce couloir lui rappelait quelque chose… comme s’il y était déjà venu. Deux portes à gauche, deux à droite, pas de lumière, pas de tableaux, une moquette sombre… « Il doit y avoir une porte au fond » pensa-t-il. Il voulut le demander à Safi mais elle n’était plus là.
- Je suis seul dans ce couloir, dit-il assez haut pour se l’entendre dire.
Il avança doucement vers le fond. Il découvrit la porte, entrebâillée, laissant filtrer une lumière douce, bleutée. Poussant le battant, il se retrouva dans une salle de bain, avec des carreaux bleuâtres et des tubes à néons.
Un soupir d’émerveillement s’échappa de ses lèvres. Il était fasciné par cette salle de bain. Il était sûr d’avoir déjà vu quelque part cette haute salle large et bleue avec des carreaux partout. Pas de baignoire, pas de douche, juste une cuve et un lavabo. Mais c’était normal, puisque personne n’avait l’intention de se baigner. Cette salle de bain bizarre, il la connaissait, il y était déjà venu et il savait qu’il s’y était produit quelque chose de grave. Tout d’un coup, son inquiétude se transforma en une peur panique, il sentait qu’il devait quitter ce lieu, qu’il y avait là un danger dans ce vide apparent. Et cette cuve si tentante, si blanche le fascinait… Il sentait maintenant sa vessie se gonfler, prête à éclater. Il fallait la vider.
- Assani !
C’était Safi qui l’appelait. Elle devait le chercher, maintenant. Il se sentit un peu plus serein. Vite, il allait pisser et la retrouver pour voir ce train électrique. Il voulut dégrafer son beau pantalon et ses yeux se posèrent sur sa cuisse droite : une large tache mouillée s’agrandissait. Malheur ! Il venait de se pisser dessus ! Et Safi qui allait bientôt venir… et cette flaque jaune à ses pieds qui grandissait, se répandait sur les carreaux tout blancs…
Mais quel soulagement pour sa vessie ! Un bien être profond l’envahit et se rependit en lui, il sentait la chaleur humide sur ses jambes et en éprouvait un bonheur un plaisir sans fin. Il aima cette sensation et continua à pisser, les yeux fermés.
- Assani, fit Safi d’une voix hystérique et grosse et dure. Lève-toi cochon ! Allez, réveille-toi, sale pisseur.
Comment se fait-il que Safi ait la voix de tante Jeanne ? Surtout cette voix qu’elle avait quand… Il ouvrit les yeux : horreur ! Il était dans son lit et tante Jeanne était là au dessus de lui, avec son peignoir gris, ses bigoudis et son regard noir.
- C’est chaque matin la même chose ! Tu te lèves tout de suite, et tu me nettoies tout cela, espèce de sale petit cochon. Quand est-ce que tu vas arrêter de mouiller ton lit ?
Il se leva rapidement, roulant en boule ses draps sous les injures de Tante Jeanne et se dirigea, honteux, vers la salle de bain. Il l’entendit encore ricaner et se dire à elle-même :
- Dire que j’ai failli le laisser aller à cette fête hier !
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