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Récit poétique
Alcirion : Sacerdoce du souvenir
 Publié le 30/06/20  -  10 commentaires  -  2821 caractères  -  132 lectures    Autres textes du même auteur

Salut, fontaine dont on ignore la source, fontaine sainte, bienfaisante, intarissable, cristalline, azurée, profonde, murmurante, limpide, ombragée. Salut, génie de la ville, qui nous verses un breuvage salutaire, fontaine appelée Divona par les Celtes, et consacrée comme une divinité.
Ausone


Sacerdoce du souvenir



Le souffle manque et la parole sonne étrangement. Je m’en plains à l’homme qui murmure par ma voix. Il semble depuis longtemps de plus vouloir m’entendre. Alors, je suis la courbe de ses nerfs, remonte à contre-jour les torrents des artères. Je touche enfin au but secret, je trouve l’âme éteinte et le désir absent.

Il me faut à nouveau produire les flammes immaculées et laver ma cervelle aux rues de la cité.

Il se pourrait que je me souvienne. J’ai possédé tant de souvenirs.

La vraie vie me ranime sous les frondaisons des immeubles dont je salue chaque mascaron. Ici passèrent les ruisseaux merveilleux estropiés par les siècles, malmenés et déviés, recouverts par parties.

Et finalement condamnés à l’égout. Ingratitude et ignorance sont les deux facettes d’une même médaille narcissique.

Me vient la mémoire. Des visions apocryphes de ma ville en ruines, des lueurs sanglantes de ma ville au bûcher. On a dit autre part que des flammes jadis se releva Sainte-Eulalie. Alors, au carrefour du cardo, j’encourage Vascons et Berbères à interrompre leurs empoignades meurtrières. Mes pas descendent vers le port de la Devèze, je sens l’eau rancunière affronter le mortier séculaire. Elle gémit sous les pavés, elle pleure et me supplie, elle implore d’à nouveau pouvoir jaillir.

Tout cela semble rendu, corrigé. J’ai soupé de tous les pèlerinages. J‘évite le chemin de Compostelle. Je ne suis plus l’auxiliaire germanique que son maître abat traîtreusement d’une flèche dans le dos. Les siècles m’ont fait protecteur.

C’est ici le monde immense. Je déambule dans le castrum comme un sorcier itinérant. Les touristes japonais ne voient pas les bas-reliefs, ni la statue d’Hercule. Les sources de la Divone leur échappent à jamais, leurs yeux morts ne quittent point le sol, pris au piège par les lumières et la vulgarité de l’opulence commerçante.

Les douze bouches de plomb de la fontaine cyclopéenne ne laissent plus filtrer que des pleurs. J’ai envie de hurler et de prendre à partie. Elles donnaient l’abondance, elles ont fait la vie, et les vaisseaux disparus, et l’aisance de la cité.

Je passe et guéris. Les pierres gémissent en retour de mes caresses et je rassure leurs angoisses.

Mes pas m’entraînent en dehors du cœur sacré. Je reviendrai bientôt m’assurer de ses défenses, je reviendrai soigner mon jardin, murmurant en secret mes incantations magiques et quelques vers d’Ausone.

Mes gestes sont l’appendice de la mémoire, mes pentacles bienveillants une promesse d’avenir. Je suis le fou moderne, je suis l’anachorète, on me moque et on soupire dans mon dos.

Que m’importe vraiment.

Les rues m’appellent gardien et chaque pierre connaît mon prénom.


 
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   papipoete   
30/6/2020
 a aimé ce texte 
Bien
bonjour Alcirion
je suis là, sans rien voir, ne rien reconnaître et pourtant une petite voix semble me dire " si, si rappel-toi ! tu connaissais l'endroit, le moindre détail que beaucoup ne remarquaient pas, alors que toi... "
NB comme une sortie du coma, quand chaque souvenir doit se re-construire ligne après ligne, courbes et angles à tracer pour aboutir à des merveilles enfouies dans un enchevêtrement de neurones...
à la première ligne, " il semble...de plus vouloir ", ne vouliez-vous pas dire plutôt " il semble NE plus vouloir ? "
un récit dont le héros était orfèvre en matière contemplative !

   ANIMAL   
30/6/2020
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Il y a dans ce texte quelque chose de magique et apocalyptique à la fois. J’avoue que je n’ai pas compris qui était le narrateur, un thaumaturge ou tout simplement l’esprit de l’eau, de la fontaine ? Cela ne m’a pas empêchée d’apprécier l’étrangeté de cette lecture.

Je crois qu’au début il s’agit de « ne » plus vouloir m’entendre.

Mis à par cela, j’ai bien aimé le ton souvent dramatique de ce récit d’une poésie au style très antique sur la mémoire des lieux.

Une lecture intéressante.

   Anonyme   
30/6/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour Alcirion,

Cette fontaine me semble sise à Bordeaux... témoin des siècles passés, elle semble avoir pris la place d'un gibet qui lui même céda la place à la modernité, bien que les rivières souterraines elles mêmes oubliées et enterrées, condamnées à l'égoût, bref, refoulées, enfouies, ne demandent, ne réclament, qu'à rejaillir par elle.

Une fontaine de souvenirs, en somme. Un vestige du passé qui n'a plus sa place dans le monde moderne...

Bien écrit et joliment exprimé.

Dugenou.

   Anonyme   
30/6/2020
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Alcirion,

Un gardien se donne pour mission de sauvegarder maints souvenirs d'une ville et des eaux enfouies que je présume —peut-être faussement— désigner Mérignac voire Bordeaux mais peut-être ces villes ne sont-elles elles-mêmes que le prête-nom d'un autre aquitain de renom dont un épigramme coiffe ce poème ?

Salve, fons ignote ortu, sacer, alme, perennis,
Vitree, glauce, profunde, sonore, inlimis, opace!
Salve, urbis genius, medico potabilis haustu,
Divona, Celtarum lingua, fons addite divis!

J'ai le sentiment que la plume passe aisément par bien des états ; elle est tout aussi bien celle d'Ausone que celle des sources qui courent sous les immeubles et leurs mascarons. Elle passe de main en main et de lieux en lieux sans autre dommage que de nous promener — voyageurs immobiles — en cette Aquitaine fantasmée avec la plasticité ubiquitaire de l'eau infiltrée dans chaque recoin.
L'auteur est un porte-mémoire désigné pour faire jaillir les sources taries sous les pierres. Il parcourt les rues comme le font ces sourciers qui parcourent les bois et les prés en quête de jaillissements nouveaux.

Il est question de tarissement, de sources, de mémoire et tout ce joli monde nous captive tout du long, piégés que nous sommes au crissement de la plume sur le papier comme le serait un chat d'écrivain.

Je ne regrette pas ma promenade.

Merci de ce partage.

   hersen   
30/6/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup
J'ai beaucoup aimé ce voyage mémoriel au fil des changements de la cité.
Le souvenir va réveiller l'homme dans sa mémoire. il va lui insuffler des détails, il va faire revivre la cité.
Car seul l'oubli est la mort.

J'ai beaucoup aimé ton texte, il est original et très poétique.
Il y a aussi une sorte de nonchalance que j'aime bien, ni regret ni projet : c'est ainsi qu'est la ville, et l'homme qui l'a habitée.

merci Alcirion pour ce texte déroutant, dans le bon sens.

   Angieblue   
30/6/2020
 a aimé ce texte 
Passionnément
Bonsoir,

J'aime beaucoup cette ambiance mystique et surnaturelle. Le narrateur est peut-être un martyre ayant vécu dans l'antiquité et revenant sous la forme d'un esprit à l'époque moderne et constatant une forme d'apocalypse, de désenchantement, de décadence.
Le voyage à travers le regard de cette entité quasi-divine revenue du passé est bouleversant car il nous fait voir notre futilité, notre aveuglement. Seule semblent compter les pierres et l'eau car elles contiennent le souvenir, elles sont des témoins d'un passé révolu, grandiose et douloureux. Elles sont le témoin, l'âme de l'histoire.
Il y a également quelque chose d'angoissant et de prophétique comme dans un récit biblique.

L'écriture a, elle aussi, quelque chose de fantastique venu d'ailleurs.

"Mes pas descendent vers le port de la Devèze, je sens l’eau rancunière affronter le mortier séculaire. Elle gémit sous les pavés, elle pleure et me supplie, elle implore d’à nouveau pouvoir jaillir."
C'est magnifique et poétique!

"Les pierres gémissent en retour de mes caresses et je rassure leurs angoisses."
J'aime cette communion , cette correspondance entre l'esprit et la matière.

"Les rues m’appellent gardien et chaque pierre connaît mon prénom."
J'aime ce mystère. Il y a quelque chose de divin et de protecteur dans cet esprit errant qui semble aussi être un tout ou tout simplement le souvenir.

j'ai ressenti, à travers ce récit, tout le mystère et la magie de la poésie!

   Anonyme   
1/7/2020
 a aimé ce texte 
Passionnément ↓
Bonjour Alcirion,

Un récit poétique ancré en Bordelais, à Bordeaux même, il me semble.
Cette Eau s'exprime à travers l'histoire, avec religiosité, avec richesse, avec souci du détail et du beau terme.
Très intéressante construction autour de la religion, justement, mettant en lumière le sacré de l'eau (évoquée depuis le début du christianisme, à des fins religieuses), et aussi le sacré de l'eau pour plus généralement la vie).
Au delà, est posée la question de la gestion de l'eau, mais aussi de la tolérance et du vivre ensemble, de l'évolution de nos civilisations. Et de manière très poétique, un réel plaisir, pour moi.
L'histoire de la ville semble une base solide au récit. L'histoire des hommes et donc, des lieux.

J'ai particulièrement aimé :
"Je m’en plains à l’homme qui murmure par ma voix".
(La phrase suivante me semble un peu contradictoire, il offre la parole de l'eau mais ne veut pas l'entendre ?)
J'ai aimé le feu et l'eau au paragraphe suivant.
"Les pierres gémissent en retour de mes caresses et je rassure leurs angoisses. "
la dernière phrase, très belle.
(Je n'ai pas trouvé le mot "cardo", nom commun.)

Bravo et merci de ce partage,
Éclaircie

   Corto   
1/7/2020
 a aimé ce texte 
Passionnément
Bonjour Alcirion,

Il y a bien longtemps Ausone épousa Bordeaux qui en garde un souvenir ému.

Cette migration de la vie souterraine, de la vie constructrice d'une ville n'oubliant pas ses origines est ici remarquablement évoquée.

Chaque filet d'eau aurait voulu garder son lit, Devèze ou Peugue notamment et le gardien entend "l’eau rancunière affronter le mortier séculaire".
La ville évoluant toujours plus loin de son cardo et son decumanus a posé ses exigences.

Ce gardien imprégné des siècles passés et présents connait par cœur sa ville ainsi que l'histoire de ses pierres et de ses mascarons. Décidément peu banal il peut affirmer " Les pierres gémissent en retour de mes caresses et je rassure leurs angoisses."

Les descriptions relèvent du plus bel impressionnisme.
C'est sans doute cela qu'on appelle 'l'âme d'une ville'.

Impressionnante beauté de style et de communion avec un vécu sublimant la temporalité.

   Alcirion   
1/7/2020

   emilia   
1/7/2020
 a aimé ce texte 
Beaucoup
L’exergue évoquant le poète latin Ausone a inspiré le narrateur, tout imprégné de « souvenirs », exprimant ses états d’âme, une âme « éteinte au désir absent » qui a besoin d’être ranimée en se faisant porte-parole du passé de la ville aimée et de son cours d’eau « rancunier », la Devèze, face à « l’ingratitude et l’ignorance », étant devenue depuis souterraine… La fontaine vénérée et son « cœur sacré » aux « douze bouches de plomb » reçoivent la protection de leur « gardien » chargé « d’assurer leurs défenses » et vigilant pour leur survie en dépit des moqueries… ; bravo à vous pour cette « commemoratio » en hommage à ce monument du patrimoine, cette divinité gardienne elle-même de sa ville à laquelle l’on rendait un culte…


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