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Poésie en prose
Annick : Les lavandières
 Publié le 10/06/21  -  12 commentaires  -  3909 caractères  -  201 lectures    Autres textes du même auteur


Les lavandières



À l'ouest du village, la mer s'est retirée si loin qu'on a peine à l'apercevoir. Seuls, quelques reflets étoilés ponctuent de temps à autre la ligne d'horizon. Un souffle lointain permet de penser qu'elle est là, énorme, tapie sur le sable, prête à s'enfler de nouveau et à envahir la plage.

Les premières lavandières sont arrivées des bourgs environnants, au petit matin, les brouettes et les charrettes à bras remplies de monceaux de linge sale, en tas ou rangé avec soin.
Pressées autour des sources qui sourdent de toutes parts, des femmes coiffées de foulards et en robes longues, agenouillées sur des coussinets, s'activent près de ce trop-plein d'eau douce. Certaines ont retroussé leurs manches et leurs jupons, d'autres se sont déchaussées. Près d'elles, des enfants pataugent dans les flaques en s'éclaboussant et en poussant des petits cris de bête effarouchée.
Le bruit mat et répétitif des battoirs, le frottement des brosses à chiendent accompagnent la rumeur lointaine du large, portée par le vent. Parfois un savon glisse des doigts ! On le rattrape avec une sorte de casserole à long manche.
Le plus difficile est de rincer le linge à l'eau claire et de l'essorer. La sueur perle sur les fronts, mais le regard est déterminé et le bras énergique ! Après l'étendage, il faut retourner plusieurs fois les tissus jusqu'à ce qu'ils épuisent leur eau sur les tréteaux, les arbustes, les clôtures. Quel étrange tableau que celui des draps blancs dégoulinants, des robes noires qui n'en finissent pas de s'égoutter, des tricots élargis dont les manches alourdies s'étirent jusqu'à lécher le sable !
Les grosses pièces finiront de sécher au soleil, dans les jardins et les prés.

Le linge qui a subi des outrages est comme lavé de tous les péchés. À coups répétés, les laveuses font dégorger les cotons, les lainages. La crasse accumulée depuis des semaines, des mois, témoin d'une vie secrète faite de sueur, de taches inavouables, grisaille l'eau.
Dans leur tête sourdent des rancunes. On s'épie à la dérobée, on se jauge, on se juge, on s'interpelle, on plaisante aussi !
Des rires étouffés rebondissent de bouche en bouche, insidieusement, comme des petits cailloux plats, coupants, qui ricocheraient sur l'eau ! Les langues déliées, mi-rieuses, mi-fielleuses, ont déjà fait, ici même, la réputation de bien des ménages, des jeunes filles à marier, des célibataires endurcis !
Il y a des amitiés qui se nouent, des confidences chuchotées, des pans de vie dévoilés. Des clans se forment et se délitent. On s'entraide car on sait la fatigue endurée pendant toute une journée, les courbatures, les blessures, le froid glacial en hiver quand les doigts deviennent gourds et durs comme des morceaux de bois.

L'après-midi s'étire, un peu lasse. La mer est toute proche, mugissante, poussant opiniâtrement ses rouleaux sur les galets lavés, blanchis par le ressac. Les quelques travailleuses encore actives laissent parfois échapper un gros soupir vite couvert par le clapotis de l'eau. Penchées sur leur ouvrage, elles tapent à grands coups de battoirs sur les tissus qui s'écrasent, sur leurs amours blessées, les maris infidèles, les enfants ingrats, sur la vie qui les déçoit. Elles déversent en de grands soubresauts toute l'amertume longtemps retenue dans leur cœur.
Le regard vide mais apaisé, elles s'en retournent au village en chantant et en tirant derrière elles les lourdes charrettes remplies d'un linge immaculé. Elles chantent pour oublier leurs bras et leurs jambes endoloris. Elles savent que les jours prochains seront dansants et virevoltants.

Bientôt le jour ocré s'endormira sur un rocher, le triangle d'une voile ou l'aile d'un goéland. Après le coucher du soleil, l'heure bleue, comme une note dissonante, baignera la mer de ses teintes froides afin de laisser place peu à peu à l'obscurité.


 
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   Cyrill   
23/5/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Bonjour,

j'ai connu quelque chose qui ressemble à cette scène : le lavage des draps de chanvre qu'on a portés dans une brouette jusqu'à la rivière (eau glaciale et d'une pureté !) et l'étendage, et le séchage sur l'herbe des prés, avec tournage et retournage. J'étais enfant mais je faisais ma part. Mais je m'égare.

Votre texte se situe ailleurs, je ne sais où près de cette mer dont le bruit accompagne celui des lavandières.
Vous faites à plusieurs reprises ce parallèle entre les sons de la nature et ceux des humains, entre leurs mouvements et celui de l'eau, c'est très agréable à lire.
Parallèles visuel aussi entre la vie secrète et les couleurs du linge, de l'eau. Je me demande à ce propos s'il était nécessaire de préciser (Le linge qui a subi des outrages est comme lavé de tous les péchés.)

Le tableau m'a beaucoup plu, merci pour le partage.

   Anonyme   
29/5/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Je ne sais pas si vous avez recherché cet effet : le premier paragraphe de votre texte évoquant la mer à marée très basse, j'ai eu d'emblée l'impression que les lavandières venaient travailler sur la plage découverte où sourdraient des sources d'eau douce non aménagées, exploitables uniquement quand l'eau se retire. Cela n'a guère de sens (je ne crois pas que cette configuration existe), le sel polluerait tout, il n'y aurait pas suffisamment de place pour étaler le linge au sec... Mais telle est l'image obstinée qui m'apparaissait, celle de lavandières sisyphéennes battant, rinçant le linge dans des trous d'eau précaires, à genoux dans le sable humide où remonte le sel, aux prises avec le risque permanent de voir leur linge lavé à grand-peine giflé soudain par une vague sa(b)lée qui annihile leurs efforts.

Alors je me dis que le charme que je trouve à votre poème en prose provient en bonne partie de ce malentendu, car en fait j'imagine mal que vous ayez voulu provoquer chez vos lecteurs et lectrices une vision aussi erronée du labeur des lavandières ! Désolée, je n'ai pas dans ces conditions pu vraiment me représenter conformément à (j'imagine) vos intentions la manière dont vous mettez en avant le travail et, plus largement, la vie difficile mais intense de ces femmes, leur solidarité et aussi leur perfidie entre elles quand il s'agit de ragoter... Il me semble toutefois que vous donnez à voir un tableau à la fois ample et minutieux. Du beau boulot.

   papipoete   
10/6/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
bonjour Annick
On serait tenté de dire " en ce temps-là, c'était autre chose que d'appuyer sur un bouton... ! ", mais je ne peux m'en empêcher, à lire vos lignes qui rafraîchissent la mémoire.
Et l'on marche par votre plume dans le pas de ces lavandières, jusqu'à ces ilots d'où sourd l'eau claire des sources ; et l'on tape du battoir sur ce linge sale pour le laver, mais ça tape aussi en pensée sur celui qui l'a rendu si sale mais dont les draps, les culottes devront être rendus comme immaculés ! Et ça geint, ça râle, ça rigole et ça chante... malgré tout !
NB exista-t-il labeur plus âpre que celui des lavandières, en lavoir ou le long d'une rivière ?
Et les lessives ne sautaient pas l'hiver, pour attendre des jours meilleurs ! On salissait toute l'année, et quoi qu'il pût arriver, tout devait être rendu propre et sec...
Ce dut être travail de bagnard, car mon père ( monsieur Pierre ) qui ne parlait guère, nous dît simplement que sa mère, lavandière, en mourut...sans plus de précision !
On dirait à vous lire que vous fîtes un flashback, et que votre caméra filmait ces images, et captaient le son de cette ruche sur l'eau !
J'aime bien l'image que l'on ressent, quand ces femmes tapent et tapent sur le linge, mais parfois sur leur propriétaire !
Un récit captivant, et émouvant ; une question m'a toujours turlupiné : comment faisait-on sécher le linge à mauvaise saison ? ( on ne pouvait pas brancher le sèche-linge à un nuage... )
bravo pour ce morceau de vie !

   emilia   
10/6/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Les lavandières à l’ouvrage, près d’un village en bord de mer, agenouillées comme en prière pour effectuer leur tâche, dans une atmosphère bien rendue, visuelle et auditive, avec un lexique approprié restituant l’ambiance du lavoir et de sa communauté… ; une jolie métaphore pertinente évoque le fait de laver le linge « de ses péchés », en éradiquant la saleté, entre commérages et entraide, face à la fatigue occasionnée et la dureté encore plus cruelle du labeur en saison hivernale ; la mer elle-même semble faire sa lessive en roulant ses galets, dans un subtil parallèle qui voit déverser l’amertume des cœurs à travers les coups de battoirs, apportant ainsi une libération. Le linge devenu « immaculé » est délesté de sa crasse comme les lavandières allégées de leurs fardeaux, et la scène vivante va se clore sur des chants permettant d’oublier fatigue et rancœur sur cette belle image d’un coucher où les teintes s’estompent peu à peu, apportant l’obscurité d’un repos bien mérité… ; j’ai vraiment beaucoup aimé cette prose poétique…

   ANIMAL   
10/6/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Un très beau texte d'ambiance, très vivant, plein de vigueur, de lumière, de sons et de sensations, dans la lignée des récits paysans où l'on découvre la dureté de ces métiers disparus qui semblent aujourd'hui si pittoresques.

Des femmes qui s'échinent, s'épient et jacassent, un travail pénible, un paysage grandiose... et un tableau remarquable se dessine, où chaque touche de couleur est à sa place, où chaque description apporte sa pierre à l'édifice.

Je vois là plutôt une nouvelle tant le réalisme exsude de chaque ligne. De très belles phrases comme :

"Des rires étouffés rebondissent de bouche en bouche, insidieusement, comme des petits cailloux plats, coupants, qui ricocheraient sur l'eau"

"Penchées sur leur ouvrage, elles tapent à grands coups de battoirs sur les tissus qui s'écrasent, sur leurs amours blessées, les maris infidèles, les enfants ingrats, sur la vie qui les déçoit."

Je ne peux tout citer mais ce portrait de lavandières est criant de vérité.

   Cristale   
11/6/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour Annick,

Une toile ancienne dont le moindre détail attire le regard qu'il m'a plu de contempler avec ses touches sépias son paysage marin ses personnages si vivants qu'on pourrait les entendre parler.

J'ai vu ce genre de scène dans des films, sur des vieilles cartes postales, sur des tableaux de grands maîtres mais dessinée sous votre plume Annick la dimension est telle qu'on s'y intègre pour remonter le temps et partager un bout de vie de ces femmes et ces enfants.

Bravo, c'est très beau.
Cristale

   Corto   
11/6/2021
 a aimé ce texte 
Bien
Ce texte est sympathique mais pour moi ce n'est pas un poème.
Le récit est précis, très crédible, bien écrit.

Quand je lis "Les premières lavandières sont arrivées des bourgs environnants, au petit matin, les brouettes et les charrettes à bras remplies de monceaux de linge sale, en tas ou rangé avec soin", effectivement je vois bien la scène, ancienne, qui se déroulait aussi bien dans de multiples villages autour du lavoir municipal.

D'ailleurs tout le monde est d'accord: "Le plus difficile est de rincer le linge à l'eau claire et de l'essorer..."
J'ai bien aimé le paragraphe de conclusion, sans doute parce qu'il apporte une supplément de poésie.

Merci du partage.

   Anonyme   
11/6/2021
 a aimé ce texte 
Passionnément
Bonjour Annick,

Le texte est intéressant par le rapprochement métaphorique établi entre les lavandières et la mer. Comme elle, les lavandières semblent vivre au rythme de deux phases, celle de l’agitation (le moment de la lessive) et celle du retrait : « leurs amours blessées, les maris infidèles, les enfants ingrats, la vie qui les déçoit ». Les figures de ressemblance sont variées, il peut s’agir de métaphores : « Le bruit mat et répétitif des battoirs, le frottement des brosses à chiendent accompagnent la rumeur lointaine du large » ou de comparaisons : « Des rires étouffés rebondissent de bouche en bouche, insidieusement, comme des petits cailloux plats, coupants, qui ricocheraient sur l'eau ! » On a même un mélange des deux dans cette métaphore/comparaison christique : « Le linge qui a subi des outrages est comme lavé de tous les péchés. » Les lavandières seraient donc aussi les nettoyeuses de nos âmes : sublime reconnaissance de leur travail.

J’ai relu trois fois le texte et chaque fois ma note est montée d’un cran, pour finir par le trouver parfait dans sa narration classique et en quelque sorte cette allégorie de la vie intérieure des lavandières, jaillie de leurs entrailles à chaque coup répété sur leur battoir. L’image est saisissante, magnifique.

J’ai un seul regret, car je suis attaché en littérature à la personnification du héros plutôt qu’à la globalisation. Quitte à conserver un narrateur extérieur, j’aurais préféré lire le récit d’une lavandière, ce qui n’aurait d’ailleurs pas profondément chamboulé la narration. Il m’a manqué parfois cette identification qui crée chez moi la véritable émotion.

Mais bravo pour ce style parfait de simplicité en même temps que de trouvailles poétiques.
Bellini

   Anonyme   
11/6/2021
 a aimé ce texte 
Passionnément
Une ambiance au réalisme rafraîchissant et d'une réelle beauté. La reine des beautés pour moi, celle qui sublime les choses simples de la vie. Ici, elle est transcendée avec beaucoup de sensibilité et une douceur dans le regard qui transmet un je-ne-sais-quoi de fataliste dans ce tableau réaliste, sans aucune amertume cependant.

Le premier paragraphe plante le décor de sable, d'eau, de savon et de jupons relevés. J'entends au loin le grondement étouffé de la mer que l'on peine à apercevoir, et sur la grève, mêlé à la sueur et aux rires des enfants, le bruit de l'eau douce qui sourd...

Puis arrive cette entame particulièrement savoureuse « Le linge qui a subi des outrages et comme lavé de tous ses péchés. ». Alors, au rythme des coups des battoirs on entre de plain-pied dans les sentiments, dans la chair et le sang.

Ce qui me trouble et m'émeut aussi dans ce tableau, c'est le trait d'union qui se dessine entre le charme ancien des lavandières (nous sommes d'accord, elles ont disparu de notre quotidien?) et nos portraits finement observés d'êtres humains dans leurs multiples autant qu'éternelles complexités.

Sans oublier la symbolique de laver son linge sale en public, qui plus est, avec le ressac de la mer en toile de fond...

Simplement la vie, vêtue de ses rires et ses bleus, moissonnant ses roses dans un champ d'orties.

Merci Annick, pour ce très beau, très inspiré partage.


Cat

   Anonyme   
14/6/2021
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Annick,

En préambule, je me demande pourquoi cette prose n'a pas été présentée en "récit poétique", puisque la catégorie existe désormais et que ce texte, à mes yeux répond à sa définition.
Globalement, un belle écriture simple et "limpide". Tableau précis et poétique des lieux, des actions et sous-jacente de la vie des humains à cette époque et dans ce village.
Quelques lourdeurs auraient pu être évitées, à mon sens :
"...des enfants pataugent dans les flaques en s'éclaboussant et en poussant des petits cris de bête effarouchée." -> remplacer le "en" et le "et en" par des virgules, par exemple. Construction que l'on retrouve un peu plus loin "...elles s'en retournent au village en chantant et en tirant derrière elles les lourdes charrettes remplies d'un linge immaculé."
J'ai aimé cette entame sur la mer qui se termine aussi sur la mer, pour se rapprocher entre deux, des femmes dans leur tâche.

Tableau fidèle et poétique d'un lourd travail disparu, désormais.
Merci du partage,
Éclaircie

   Annick   
14/6/2021

   Wencreeft   
27/6/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Le début est descriptif, presque romanesque, si bien qu'il me semblait saugrenu d'appeler cela un texte poétique.

Et puis bientôt, les images illuminent l'écrit. Le charme opère.

"Bientôt le jour ocré s'endormira sur un rocher, le triangle d'une voile ou l'aile d'un goéland."

Cette phrase est tout simplement magnifique. Merci pour la lecture.


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