Dehors, le soleil se couche dans un froid glacial, laissant place aux scintillements des étoiles qui apparaissent au fur et à mesure : un spectacle. Les nuages couvrent le ciel de-ci, de-là, cachant les oiseaux d’acier qui s’envolent vers de lointaines contrées. Sa Majesté La Lune fait son entrée ; reine du ciel durant la nuit, elle nous montre ses plus belles facettes. Mystérieuse, oui, elle l’est, car elle ne dévoile pas tout d’un coup… Elle nous laisse l’apprécier un peu plus chaque nuit en ne montrant qu’un bout, puis davantage, et encore plus, jusqu’à l’intégralité de sa face visible. Quatre pattes courent sur le trottoir gelé. Les courbes de ce corps de félin se dessinent sous la lumière d’un réverbère. Il se stoppe. S’assied. Il lève la tête vers le ciel illuminé, puis, les regarde. Il regarde ces scintillements, il regarde cette masse pleine, ce soir, qu’est la lune. Il contemple cette immensité qu’est le ciel. Le ciel, de loin le plus beau tableau du monde. Un miaulement. Il est appelé. Le chat noir observateur de l’univers se fait attendre. Alors, dans un regret de quitter les lieux, il reprend sa marche et disparaît dans la pénombre. Il est prudent. Sur le bitume blanchi par le souffle froid de l’hiver, il manque de tomber à plat ventre à chaque mouvement. Les griffes, sorties par la peur, crissent sur les flaques figées. Il court, aussi vite qu’il peut dans cette atmosphère à la fois calme et angoissante. La nuit est un monde à part : « ceux du jour » dorment paisiblement. Certains sont différents et vivent la nuit, pareils au chat noir observateur de l’univers et sa famille. Enfin… sa famille : seulement sa douce maman qui miaule pour le forcer à revenir, ce petit vagabond. Eh oui, il faut bien rentrer un jour, il faut bien se mettre au chaud, aux pieds du maître, qui s’est endormi allongé sur le canapé, face à la cheminée qui crépite et crache ce qui lui reste. Sa jolie maman patiente à la sortie de la ville, comme d’habitude. Mais ce soir était particulier. C’était celui de l’accroche. Le jeune chat noir est devenu le chat noir observateur de l’univers. Le ciel de la nuit l’a accroché, c’est comme ça. Ça prend par surprise, ça ne prévient pas ce genre d’émotion, ce genre d’attache. Ils se retrouvent, enfin. En signe de gratitude pour celle qui l’a attendu tandis qu’il prenait plaisir à découvrir le monde, il loge sa minuscule tête dans le creux du cou de sa mère et ronronne. Ils sont heureux, un instant. Mais il ne faut pas tarder. Il y a encore un bout de forêt et un champ entier à traverser. Ce moment de tendresse a permis au petit de reprendre son souffle après sa course effrénée. Cette dernière reprend. Ils arrivent, bientôt, à lisière de forêt. L’ombre de la mère se déplace, attentive, laissant le petit en retrait. Elle s’avance, tout près de la frontière qui les sépare de l’antre sylvestre. Elle s’avance pour se confronter à l’immensité, à la grandeur. Elle s’avance pour se confier à eux, les arbres, qui seront un temps les gardiens de leurs âmes, à la chatte et son petit. Elle leur adresse quelques phrases, telle une formule magique d’ouverture de porte secrète ; elle pense, fort : « Arbre, conseiller des fleurs, refuge des volants, source de tant de vie. Tu surveilles du haut de ta cime la nature pleine et sauvage ; Sous ton regard, des êtres sautillants, virevoltants, grimpants, s’épanouissent à tes côtés, jouissant d’une intense plénitude. Bien ancré dans la terre, tu es cependant accueilli bras ouverts par le ciel. Ta nature te fait doux, Ta nature te fait paisible. Tu es à la fois le sanctuaire de tous nos maux et celui de nos joies les plus immenses. Tu es notre souffle, Arbre, tu es notre vie. Et de nous il ne reste que le meilleur dès lors que nous installons auprès de toi nos corps chauds et vivants. » Alors, les portes de la forêt s’ouvrent, séduites par cette bienveillance de la mère courageuse. Les deux chats disparaissent, en courant, entre les troncs.
Ils ne perdent pas de temps à observer le paysage : les troncs sont fiers, forts, tels les soldats d’une armée surentraînée. Avec le vent, les branches s’entrechoquent, le froid souffle et se fait sentir sous les pelages épais, dans tout le corps, jusqu’aux os. Les expéditions nocturnes sont rendues particulièrement difficiles par la saison. Les bruits de la vie animale s’entendent par-ci, par-là, rendant la sécurité des lieux encore plus incertaine. Deux chats risquent gros à traverser la forêt à cette heure tardive. Ils distinguent enfin les derniers arbres. La lune éclaire et les guide. Il faut à présent traverser la route pour accéder au champ qui les sépare encore de leur maître endormi. Vérifications sonores puis visuelles afin de ne pas se laisser surprendre par un véhicule. Les deux chats y vont ensemble. S’ils avaient pu se tenir la main ils l’auraient fait. Ils traversent. En quelques coups de pattes le danger est écarté. Reste maintenant ce champ, celui de leur maître, d’ailleurs. Comme ils y sont à découvert, ils s’amenuisent, presque à plat sur cette terre grasse et froide. Une corneille sur un fil les regarde passer sans broncher. Elle les connaît. Elle sait la difficulté pour une mère de protéger son petit, ainsi, seule. Ils posent leurs pattes sur les cailloux et la terre sèche qui entourent la maison. Leur maison. Les coussinets sont marron, souvenir de leur passage à travers champ. Les volets sont clos. La mère s’arrête un instant avant de pénétrer dans la maison. Elle prend tout de même le temps de savourer le chemin parcouru, d’être fière de son courage et de celui de son petit. La nature est rude, mais qu’elle est belle, au jour comme de nuit. C’est différent. Ce n’est même pas comparable. Il lui arrive aussi de contempler le paysage de jour, quand le soleil inonde de sa lumière les alentours et qu’elle, posée en hauteur, assise, les pattes avant bien droites, lui donnant une posture digne, regarde la forêt au loin, le champ nu ou rempli de maïs hauts comme des hommes. La nuit, oui, c’est différent. Plus froid, plus sombre, moins chaleureux, c’est risqué aussi, davantage. La nuit, l’été c’est rafraîchissant, c’est agréable. Mais l’hiver, comme cette nuit, c’est pesant, lourd, c’est pénible. La chatte lève la tête vers le câble électrique tendu entre deux immenses poteaux. La corneille est toujours là, elle surveille. Le petit a envie de rentrer, il est temps maintenant. Il monte les deux marches devant la porte puis passe la trappe en premier. La mère le suit de près. Une lumière jaune et chaude baigne la pièce dans une atmosphère réconfortante. Le maître a oublié d’éteindre la lampe posée sur la petite table accoudée au canapé. Un livre y est également posé, à demi ouvert, comme coupable du sommeil irrépressible du maître. Ce dernier est étendu sur le grand canapé, cependant trop court compte tenu des jambes longues et molles qui en dépassent. C’est un grand gaillard, les épaules sont larges et musclées, les mains grosses qui témoignent du travail de la terre, pas de fesses mais des jambes rudes, qui ne se relâchent du poids du corps seulement lors du sommeil profond ; autrement, jamais elles ne faiblissent. C’est un homme seul, pas depuis toujours mais cela fait tout de même un certain temps. C’était la ferme de ses parents. Ils sont morts. Il a eu une femme mais elle est partie. Elle est partie avec leur fille. Douze ans qu’elles sont parties. Douze ans qu’il est seul. Ce n’est qu’un un et un deux, mais c’est long quand même, douze ans. La petite ne savait pas encore parler quand sa mère a plié bagages. C’est comme ça. Ça a été dur au début mais maintenant il va mieux, le maître. Il dort juste beaucoup plus sur le canapé et moins dans son lit. Et les deux chats dorment toujours à ses pieds, comme pour le rassurer de leur présence. Eux ils sont là. Ils le seront tant qu’ils pourront. C’est promis. Justement, après un tour par la cuisine pour boire une lichette d’eau et déguster de bonnes croquettes, les deux chats approchent du canapé. Le feu crépite encore, le tapis est chaud. La mère signale au petit qu’ils se poseront là, sur le tapis tout chaud, sous les ronflements du maître et devant la douceur du feu. De quoi s’endormir paisiblement jusqu’au petit matin, quand le maître se lèvera, fera chauffer son café préparé la veille, battra avec une fourchette deux ou trois œufs pour les brouiller dans la poêle déjà posée sur la gazinière, passera au grill deux énormes tranches de pain qu’il recouvrira ensuite du beurre de la ferme voisine. Il laissera la vaisselle sale sur la table, personne ne lui dira quoi que ce soit, il lavera le tout le soir même, avec la vaisselle du déjeuner et du dîner – juste un bol de soupe et une épaisse tranche de pain – avant de s’installer de nouveau dans ce canapé décidément confortable, de lire pendant une heure et de s’endormir telle une masse, harassé par sa journée au froid, dehors, à remuer ciel et terre, terre surtout, pour que l’année soit bonne. Les deux chats se blottissent l’un contre l’autre, et le souffle bruyant néanmoins rassurant de leur maître les emporte rapidement dans un profond sommeil.
Libération des corps Fin des poids et mesures Les ombres dansent Et les os s’entrechoquent. Dormeurs éveillés Ou rêves réalistes, Nul doute que c’est une sacrée folie, Sacrée folie, sacrée nuit, Bel aparté.
Quelques heures écoulées et le jour apparaît. Le maître n’est plus sur le canapé. Le jeune chat monte sur l’appui de la fenêtre et observe : Dehors, la tempête fait rage dans le déchaînement du vent. L’hiver s’est installé, a posé bagages. Les branches sont agitées, les feuilles au sol. Les oiseaux virevoltent dans cette atmosphère particulière. Stature imposante mais rassurante, dénudé par la saison, l’Arbre – toujours lui – est ici et maintenant. Il se soutient, par son ancre disparate plantée dans le sol, plus solide que jamais, pour affronter la rudesse du moment. Les lignes vacillent, dociles, se substituent au temps. Courbes, comme des ailes, comme des branches. Folie douce, inconnue, crue, tendrement violente, enveloppant à coup sûr l’être entier, dans son plus profond néant. Obscur mais lumineux, le contraste est imposant. Nuit ou jour, personne ne sait. Envolée, l’ingénue sobriété ; déployés, les bras vagabonds. Puissance créatrice du mouvement, c’est peu dire de ta force, et dans cette fureur des éléments, l’âme encourt une peine capitale de bonheur intense. Oui, il est possible de se laisser envahir par une vague de joie sous un instant de tempête. Cette dernière remue tout : l’extérieur, évidemment, l’intérieur, pourquoi pas. Par « intérieur », il faut entendre l’intérieur de soi, le ressenti, les émotions. Mélange détonnant que produit la tempête. Pour certains, que de tristesse face à la pluie mêlée au froid… Ceux-là mêmes préféreront le soleil chaud sur leur peau, la délicatesse d’un rayon flamboyant perçant le feuillage d’un arbre. Pour d’autres, que de beauté devant les vitres martelées par les gouttes agressives d’une pluie battante qui, bousculées par le souffle tonitruant de Monsieur Le Vent, tournoient dans tous les sens. Elles en perdent la tête, les gouttes, et notre regard plongé dans le leur se perd aussi. La silhouette du maître se dessine à travers la pluie. Il reste, un instant, sous ce ciel noir. La chatte, qui avait rejoint son petit sur le rebord de la fenêtre, perçoit chez l’homme une once de mélancolie. Alors elle passe la trappe et accourt pour le rejoindre, suivie sans grand entrain par le jeune. Le maître baisse la tête et sourit, heureux que l’on vienne combler sa solitude. Les bêtes, c’est sa famille et il sait que pour ces deux chats il en est de même, réciproquement. Il se souvient. Il se remémore le visage de sa fille, un visage de jeune enfant, de bébé, et celui de sa femme : un air mutin, un sourire lumineux, une bouche chaude et douce, délicieuse, un nez tout petit, fin et souvent froid, des joues bombées, trop pâles, un front suffisant décoré de deux sourcils fournis, cachés par une frange blonde. En dessous, des yeux absents, vides. Elle n’a jamais vu le monde, c’est ainsi. À présent elle est partie, loin sûrement. Il n’en sait rien le maître, c’est ainsi aussi. Comment fait-elle pour s’occuper de leur fille, il se le demande bien. Enfin, il tente de ne pas trop y réfléchir. À peine avaient-ils eu le temps de s’émerveiller de la météo capricieuse que la nuit tomba, une fois de plus, comme toujours. La pluie avait cessé, le jour avait disparu. Tapissé dans l’herbe humide et fraîche, le jeune chat guette l’aventure. Sa mère l’a envoyé seul, ce soir. Elle lui a appris pendant des semaines les fondamentaux, il a les bases, à lui de les mettre en pratique. Aujourd’hui, pas de chasse, elle se contentera de croquettes. Il attend patiemment qu’une bestiole bien sotte, quelle qu’elle soit, et bien en chair, se montre. D’ailleurs, elle n’aura pas besoin de se montrer, il la trouvera sans peine : il la ressent, il la sent vivre très loin. La traque pourra commencer. Bientôt, il la sentira s’évanouir entre ses crocs. Lorsque son petit bidon sera plein, il marchera d’un pas lourd sur le chemin du retour, il ira se blottir dans les bras apaisants de l’artisan de sa vie confortable, celui qui lui ouvre si gentiment la porte de sa demeure. Il viendra cette fois s’endormir, repu, sous les caresses du maître. Qu’il est bon de s’attarder sur le ventre douillet d’un humain.
Comme un feuillage dense autour des branches épaisses, comme ces branches perdues dans ce nuage brumeux formé par les feuilles, passagères d’un tourbillon de folie propre à l’atmosphère festive du retour du printemps, voilà l’interminable hiver enfin parti pour quelques mois. Il est temps de s’ouvrir, de se mélanger et de profiter de chacun, de présenter ses nuances de textures et de couleurs – se pavaner en somme ; tout cela pour le plus grand plaisir du lecteur solitaire qui, maintenant la douce saison revenue, pourra dès ce soir se détendre en s’adonnant à son passe-temps favori sous cette neuve et massive frondaison, et profiter pleinement de sa joyeuse humeur. Il fait frais encore, et le ciel reste incertain. Mais les journées se font plus douces, les nuits plus clémentes. Ces dernières tombent plus tard et deviennent matinales. L’hiver s’est tu, le printemps passe à une vitesse folle. Le petit chat a grandi. Il a des traits d’adulte, il se fait plus trapu, plus sérieux aussi. Il reste un aventurier mais un aventurier sage. Il aime toujours autant observer les étoiles. Il admire ces masses toutes petites, si brillantes, si intenses, tellement lointaines, pourtant si près de son cœur. Chaque soir il en choisit une, parmi le vaste ciel, qu’il place ensuite au fond de son être. Il se sent alors illuminé, tout joyeux, tout heureux. D’ailleurs, c’est l’heure. Le jeune chat émet un miaulement presque suave tant l’intention est tendre : il appelle sa mère à le rejoindre. Elle accepte. Ils partent tous deux en direction du champ. Ce champ qui sépare, toujours, la maison du bois. Ils s’y posent. Lèvent leur tête :
Déjà la lune amasse les étoiles dans l’immensité sombre de la nuit. Quelques panneaux lumineux laissent transparaître les ombres qui se transforment en silhouettes. L’une d’entre elles s’en va vers l’inconnu. Déjà les étoiles se groupent dans la folie modérée de l’été. Quelques audacieuses transpercent de leurs longues traînées lumineuses le ciel sombre. Bon nombre d’entre elles forment bientôt de joyeuses histoires. La douce chaleur de saison baigne la nuit dans une ambiance on ne peut plus agréable, bien que la lueur du jour soit lointaine et que l’aube dorme profondément. La nuit est là.
Le chat noir observateur de l’univers est un curieux : quels que soient le lieu, l’heure, le temps, il veut découvrir, sans cesse, et apprendre du monde qui l’entoure. Allongé sur le sable chaud, il guette l’horizon. Allongé dans l’herbe fraîche, il attend la saison. Installé sur un rocher sculpté par la houle, il observe le mouvement des vagues. Installé auprès d’un arbre aux allures de grand meistre, il se rappelle qu’il est l’heure d’entre-deux. L’heure où les uns se couchent, l’heure où les autres se lèvent, suivant ainsi le ballet incessant des deux astres gardiens de nos rythmes, dont le premier, chaleureux mais parfois brûlant, fend de sa parfaite sphère la ligne tendue du bout du monde, pour mieux laisser sa Majesté La Lune apparaître dans la sombre immensité du ciel nocturne, quelque peu constellé de tout petits points de peinture déposés sur cette merveilleuse et infinie toile.
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