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Récit poétique
Cyrill : Brame décervelé
 Publié le 28/10/21  -  8 commentaires  -  3612 caractères  -  207 lectures    Autres textes du même auteur

Petits arrangements de l’âme avec l’infâme.


Brame décervelé



Comme on brigue un lot à la tombola, j’avais repéré cette fille-là.
Curieux bibelot généré du comptoir de ce rade immonde où je traînais mes grolles, où barbotaient mes idées noires.

Semblant exhumée d’une nécropole elle avait des airs de Joconde à la cour des miracles, une sacrée faconde au sein de la débâcle,
un visage un peu blême émergeant de ses fringues et des œdèmes sous les yeux qui lui donnaient un air – sérieux – sérieusement déglingue.
La divine pâlotte arborait des vertus de succube gothique, sorte de détritus incarnant l’antidote aux beautés trop plastiques.

Et moi et moi qui me pâmais devant l’énergumène entre un adulescent émoi et d’humaines envies ;
qui ramais comme un dingue avec en acouphène un flirt inassouvi ;
et moi, je m’épuisais de l’autre côté de mon sang, l’imaginaire à cent pour cent noyé dans les ors d’une pinte.

Joues de garance peintes et l’assurance feinte au beau milieu du front, je ne sus faire front.

À chaque nuit suffit son boire, il me fallut déboire au goulot de l’ennui d’autant d’aubes rivales.
Et les ondes vitales se carapatant, la cervelle en cavale et le cœur grelottant j’écoutais la pendule imposer son dictât à mes pauvres cellules – assourdissant tic-tac.

Tout doucement la fille prenait fait et cause dans mon cinéma, sa bouche avait des poses et des atermoiements me vrillant l’estomac.
Je la fis se mouvoir des cheveux aux chevilles.
Mais ceux-là s’égaillaient en de vagues lambeaux me dérobant la geste, rideaux de fumée leste aux embrases corbeau.
Je répétais l’effet jusqu’à épuisement, toujours insatisfait.
Son corps comme une armoire qu’un souffle a refermé demeurait en sommeil, ne se laissait pas croire aussi bien que la veille.

Je touillai mon café pour recréer la forme.
Hélas au ventre nu se mêlaient une oreille aux doigts bien trop menus, des orteils facétieux et deux genoux énormes.
En ajoutant du lait j’espérai un peu mieux, comme une apparition suave à mon palais, à mon esprit languide.
Mais ce fut sans compter la peau sur le liquide et ses navrantes rides.
Simple contrefaçon ? Guet-apens manifeste ?
J’éludai le soupçon comme un petit garçon aux portes de l’inceste.

À trop convoquer le fantasme il me vint d’incroyables spasmes ;
des hallucinations et des tocs en rafales ;
une agitation du bocal confinant au marasme.

À tant de matins veules à broyer mon cafard, autant de sales gueules étirées en buvard.
Au plus fort du brouillard et des palpitations, je tâtais ma carcasse aiguillonnée de tics, affligée de grimaces et d’ondes chaotiques.
Ni le kil de vinasse auquel j’étais crampon ni les petits bonbons ne guérissaient mon mal, mes humeurs animales.
Je crevais de désir et m’étiolais à vue, priant qu’un imprévu m’ôtât tout repentir.



Dans la fièvre d’un soir mon alter ambigu s’est rué dans l’arène.
Du raffut sur la scène et des coups de boutoir, après, je ne sais plus.
Fut-ce un feu de Bengale ou le bouquet final ?
Je ne me souviens plus quel était le sujet, si dans ses yeux de jais clignotait un signal, la lueur d’un fanal ou d’un contre-projet.
Je n’ai pas entendu les sirènes d’alarme, ni les aboiements du vacarme ni les claquements de mâchoire.
J’ai grillé ma mémoire aux flammes d’un flacon, dans l’opportune absence.

Dans le brame profond d’un théâtre bouffon où se mêle le sens à ses déguisements, petits arrangements de l’âme avec l’infâme.


 
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   Robot   
22/10/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
J'ai apprécié ce texte pour son atmosphère sombre. "l'infâme" quand il est décrit avec cette force peut se conjuguer avec la poésie. Une fois achevé le récit il reste quelque chose dans l'esprit du lecteur. Un goût de rance, relent de désespoir.

   Lariviere   
28/10/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Salut Cyrill

J'ai beaucoup aimé ce texte. Les évocations et le ton désenchantés sont intéressant et réussissent à s'effacer derrière les belles images et les belles musicalités, toutes deux inventives et collant bien au fond. J'ai aussi aimé le rythme et la force poétique qui frôle par moment un lyrisme réfléchi, comme dans ce passage :

"Et moi et moi qui me pâmais devant l’énergumène entre un adulescent émoi et d’humaines envies ;
qui ramais comme un dingue avec en acouphène un flirt inassouvi ;
et moi, je m’épuisais de l’autre côté de mon sang, l’imaginaire à cent pour cent noyé dans les ors d’une pinte."

Félicitations et merci pour la lecture

   papipoete   
28/10/2021
 a aimé ce texte 
Passionnément
bonjour Cyrill
Comme je le dis voici quelque temps, votre style se reconnait d'une seule ligne, et présentement nous voici lisant " du Cyrill " !
Et l'auteur nous donne le tournis, avec ses images flamboyantes ; ses sauts à l'élastique des mots étirés... jusqu'à leur rupture puis rebondissent d'une croche sur la partition ! J'en perd mon lapin face à ces cabrioles, qui jamais ne tombent à plat ; je suis plus épuisé que d'avoir couru un 10 mètres avec ma canne !
NB à aucun moment la tension poétique ne faiblit !
Quand la fille, repérée comme " gros lot " d'une tombola, hante le héros au point de se muer héroïque soldat ( joues de garance peintes et l'assurance feinte au beau milieu du front, je ne sus faire front ) et quand la bombe explose, se dissipant dans son esprit, le voilà touillant son café à dessiner la silhouette de cette dulcinée...
Je n'en peux plus ! j'arrête !
C'est " du Cyrill ", du Devos onirien et l'on n'y peut rien...ça fait tant de bien !

   Lebarde   
28/10/2021
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Bonjour Cyrill

Habituellement je ne commente pas les poésies en prose, surtout quand elles sont longues et généralement je ne les lis même pas.

Pourtant ici je me suis laissé emporté par le titre et l'atmosphère révélée dès les premières lignes de ce texte que j'avais déjà survolé en EL sans m'y arrêter.

J'ai été entrainé dans un monde sombre, sordide et oppressant par cette créature dont la "beauté négligée" à l'indifférence provocante éveille au fil du discours autant d'émois et de comportements fiévreux et incontrôlés.

Comment ne pas être interpellé par l'écriture sérieusement désinvolte et le vocabulaire doucement violent, à la fois précieux et vulgaire mais diablement poétique jusque dans les évocations et les expressions à la fois simples et alambiquées.

Finalement je me surprends à ne pas rester indifférent à votre prose que j'ai pris plaisir à lire.

Bravo et merci.

Lebarde

   Myo   
28/10/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour Cyrill,

Je me suis quelquefois perdue dans vos écrits et n'ai pas su les commenter. J'en devinais l'intensité, en effleurais les contours accidentés, les anfractuosités sans parvenir à en cueillir toute la richesse.
Celui-ci m'ouvre un horizon plus accessible, merci.
Comme le dit Papipoète, un style bien à vous, des jeux de mots espiègles d'une surprenante originalité. ( le titre pour commencer, bravo!)
Rien n'est lisse mais tout est puissant, à fleur de peau, sans langue de bois.

Un rendez-vous avec cette part d'ombre que l'on se plait parfois à entretenir.

Un texte qui ne passe pas inaperçu.
Bravo

   Vincente   
30/10/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Arrivé au final, je me dis c'était bon, très bon, excitant. Quelle revisitation ! "Petits arrangements de l'âme avec l'infâme.". Nous étions prévenus par l'incipit, nous y voilà parvenu sans échappatoire…

En cours de route, car il y a bien chemin dans ce récit, j'étais passé dans plusieurs lieux assez distincts, mais pas ceux qui auraient découlé de survenances d'une suite bien narrative. En fait, j'ai d'abord été attrapé par la singularité d'une écriture riche et élaborée, mais qui semblait en décalage avec la gouaille assez verte du propos, comme si un intellectuel avait cherché à mettre dans ses mots soignés sa considération de lui-même en ce cerf bramant comme "décervelé". Le dédoublement de l'écrivant, son effarement devant celui qu'il relatait paraissait alors assez incongru, comme si la descente aux enfers évoquée lui demandait effort et application pour dans l'écriture tenter à la fois de retracer mais aussi comprendre ce gap sensoriel assez immense.

Ensuite le ton ne se dément pas, il garde tenue et constance de son registre, mais entre le narrateur du soir, celui qui "avait repéré cette fille-là", celui qui s'était "abandonné" à cette "dépouille… aux airs de Joconde à la cour des miracles" dans une sorte d'acceptation de "l'infâme", et celui du jour suivant la dissociation s'atténue et semble "fraterniser", presque fusionner – d'ailleurs doit-on voir dans "l'infâme", "l'in-femme" qui lui offrirait les reliefs d'une contre-beauté ou "l'infra-âme" signant la descente dans les fins fonds de sa propre âme comme se suicidant afin de pouvoir renaître ? Peut-être les deux, car il s'agit bien d'une mise au ban, mise en abîme émotionnel, à rebrousse-sens des émois les plus esthétisants.

Et puis vint le matin autour des tours de cette cuillère en son café (ce rebond s'avèrera précieux pour l'ensemble), " où l'hallucination" tentera encore de se justifier, d'avaliser ses outrances comme de plaisantes et bénéfiques inflexions. Mais sous la plume s'invite alors des formes à la Braque ou Picasso, l'émotion trace des gestes "affligés de grimaces et d'ondes chaotiques", et l'artiste n'y ira pas de mainmorte.
Le locuteur avouera que son "alter ambigu" "s'est [bien] rué dans l'arène" et "a grillé sa mémoire aux flammes d'un flacon…" (superbe passage).

Il y a eu sans nul doute un terrible "brame profond d'un théâtre bouffon", et le voyage qui a tenté de nous le faire revivre a trouvé une expression particulièrement riche et originale.
Riche de forme, j'ai lu surtout ici un poème exacerbé aux longs vers irréguliers mais très écrits, foisonnant d'assonances généreuses, d'allitérations opportunes, et aux rythmes dynamiques. Ce pourrait être sur ce plan que j'émettrais une petit réserve, c'est peut-être "trop écrit", une once de sobriété à ce niveau aurait permis au lecteur une immersion plus accomplie dans son "épousement" au sujet.
Riches de sens dans la structure narrative et la dévolution partageuse de cette tourmente émotionnelle qui chahute, exacerbe et inquiète le narrateur. Riche dans les jeux de sens (un exemple parmi tant d'autres, ce passage parmi mes préférés : " Hélas au ventre nu se mêlaient une oreille aux doigts bien trop menus, des orteils facétieux et deux genoux énormes.").
Et que dire de l'originalité si ce n'est qu'elle honore le récit d'une inspiration étonnante et inconvenante.

   Anonyme   
2/11/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup
D'emblée en lisant le titre, je transforme ce brame décervelé en ''pleurs d'écervelé''... La suite va-t-elle confirmer ?

Oui, da ! Mais quelle confirmation ! Puissante et d'une sensibilité à retourner les poils sur la peau.

L'eau forte des images, je pense entre autres à celles de la troisième strophe, frappe à chaque détour de ligne.

L'ensemble, magistral et guttural, est un long brame désespéré où la sombritude et ses relents de fièvre mettent à mal les petites vies trop bien rangées.

Je me demande dans quel état on ressort après avoir écrit un texte pareil... Et dans quel état on se trouve pour y entrer ?...

Waouh ! Et merci Cyrill, en espérant l'ouverture d'un probable forum pour en apprendre davantage.


Cat

   Cyrill   
7/11/2021


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