Monsieur Chapeau ouvrit de grands yeux pleins de stupeur. Mademoiselle Chaussette était venue seule, sans sa sœur jumelle, affichant des couleurs inédites. Fini le noir et blanc habituel. Elle se déclinait en rouge, en bleu, en jaune et en vert. L’air sentait le parfum des fleurs et du printemps. Monsieur Chapeau commença à voir le monde comme un arc-en-ciel. Il essaya alors de chasser ces pensées pour revenir dans son univers euclidien bardé de formes géométriques et de visions rationnelles. Sa logique chercha des explications. Le ciel se chargea de signes mathématiques, de plus et de moins, d’égalité et de comparaison. Noirs sur fond blanc, tracés de manière impeccable par une calligraphie parfaite, les symboles s’illuminèrent des couleurs de Mademoiselle Chaussette. Ils se mélangèrent au détriment des principes arithmétiques et clignotèrent en un concert visuel. Monsieur Chapeau tenta en vain de réconcilier ces manifestations multicolores avec une théorie scientifique.

« Matthieu, sors de ce placard ! »

Monsieur Chapeau reconnut la voix de la Grande Ordonnatrice, la maîtresse du Haut et du Bas, de la Droite et de la Gauche. Ces mots le rassurèrent. Il essaya de revenir aux fondamentaux de son éducation où régnaient l’Ordre et la Rigueur, où chaque item allait par deux, entre tout et rien, qualité et défaut, bon et mauvais, noir et blanc. Les postulats luttèrent avec l’imaginaire, les théorèmes combattirent les sensations, Euclide courut après Alice. Le vert envahit l’espace, bientôt suivi par le jaune et le bleu. Mademoiselle Chaussette dansa autour des signes mathématiques. Elle en transforma certains en lettres de l’alphabet, d’autres en symboles musicaux. Monsieur Chapeau résista de son mieux, à coups d’équations et de paradoxes. Les couleurs continuèrent à dominer le ballet, à fondre la symbolique dans le rêve. Le mouvement s’accéléra en farandole, les astérisques devinrent hirondelles, les phrases se muèrent en mélodies atonales. Monsieur Chapeau perdit le contrôle.

« Matthieu, réveille-toi ! »

Monsieur Chapeau détesta le ton de la Grande Ordonnatrice. Autrefois, elle le berçait de certitudes, lui montrait le droit chemin vers les cubes et les cerceaux. Maintenant, elle résonnait trop fort, telle une agression étrangère dans un monde nouveau. Monsieur Chapeau décida de l’ignorer. Il éluda le Haut et le Bas, la Droite et la Gauche, les conventions et les postulats. Il suivit Mademoiselle Chaussette. La voix devint plus autoritaire. Le tonnerre commença à gronder. Il couvrit la musique et déchira le ciel multicolore. L’espace se para carré par carré de noir et de blanc. Mademoiselle Chaussette clignota au rythme des hirondelles et de la mélodie multicolore. Les couleurs s’estompèrent. D’abord le jaune puis le bleu. Le vert résista de son mieux puis disparut à son tour dans un fondu délavé. Monsieur Chapeau pleura. Le ciel devint un carrelage uniforme. La pluie remplaça le tonnerre. Mademoiselle Chaussette s’illumina une dernière fois puis se mélangea dans les flots. La voix retentit de nouveau. Monsieur Chapeau refusa d’ouvrir les yeux, d’abandonner l’existence colorée de Mademoiselle Chaussette. Il dansa à son tour, en dépit du Haut et du Bas, de la Droite et de la Gauche, contre les carreaux et la pluie. Le rouge entra dans la danse. Il chassa de ses larmes la Grande Ordonnatrice. Monsieur Chapeau hoqueta une dernière fois.