Nul ne saurait, ni en navire, ni à pied, trouver la voie merveilleuse qui mène au pays des Hyperboréens. La Muse n’en est jamais loin ; partout tournoient les chœurs des jeunes filles, et les sons de la lyre et les notes bruyantes de la flûte. Les cheveux ceints du laurier d’or, ils festoient dans la joie. Ni les maladies, ni la vieillesse pernicieuse n’atteignent cette race sacrée, ignorante des labeurs et des combats…
Pindare, Dixième Pythique
I
Anémon en ce grand matin s’élançait de son fort aux puissantes tours éclos en ces temps troubles, s’élançait dans le vent frais qui fait frissonner les arbres. Il se prit à courir sur l’étroit chemin descendant son piton, ses rocs et ses forêts, ses semelles légères effleurant seulement la boue des ornières, les flaques de la pluie nocturne ; son manteau de brume l’entourait, volait, claquait sur ses talons. Il traversait ses terres où ses serfs depuis peu avaient engrangé le foin de l’hiver ; les vaches encore dans les verts pâturages paissaient. Mais le vent frais s’apprêtait à jaunir les bois des collines.
Où cours-tu, Anémon, dans ce froid matin de septembre ? Le jour n’est pas levé. Est-il temps, crois-tu, de voyager ? Tête baissée, tes longs cheveux flottent au vent fou et tes jambes fines semblent pouvoir te mener on ne sait où.
Quoi ?… Le pays des Hyperboréens !
Oui, Anémon a rêvé du pays des Hyperboréens. C’était dans sa vaste bibliothèque aux longues heures studieuses. Le jour de hautes fenêtres sur les murs aux fresques variées tombait. Anémon s’était plongé dans un manuscrit épais, ô poussiéreux, où revivait le monde de jadis, Apollon, les dieux qui ne sont plus. Anémon avait vogué parmi les lettres et les enluminures comme le jour finissait. La nuit. La lumière de sa lampe avait faibli. Il avait dormi sur l’épais papier… et rêvé d’un pays lointain au-delà des frimas de la douleur et de la mort ; loin vers l’Aquilon, un pays entouré de hautes montagnes où se rendait le dieu une fois l’an. Des étendues verdoyantes se déroulaient devant lui à perte de vue, et des fleurs de mille couleurs, aux senteurs les plus suaves, les plus enivrantes, partout par myriades. Près d’un ruisseau clair qui coulait sous des pommiers parsemés de boutons de roses, dansaient de ravissantes et blondes créatures et les pétales éclatant de blancheur tombaient sur leurs reins aux rondeurs harmonieuses, leurs beaux seins blancs aux bouts rosés. Anémon espérait là-bas, près du dieu, d’une race immortelle, s’enivrer de nectar et d’ambroisie boire dans des yeux d’azur le bonheur et l’éternité.
Les arbres avaient jauni. Anémon dévala ses monts, puissant bouclier des Arvernes. Et son pays disparaissant, en sa jeune poitrine son cœur se serra. En bas, le Rhodanum, entre ses berges aux longues herbes sèches, coulait le bleu nuit de ses eaux paisibles. Le Rhodanum, importante artère qui portait ses nefs de Lugdunum vers la lumineuse Méditerranée, ce cœur battant du Romain Empire. Le Rhodanum. Tel un poisson qui fend l’eau d’un ruisseau scintillant, Anémon plongea dans le fleuve. Et l’eau froide et la fraîche bise n’entamèrent point la vigueur de ses membres, la vivifièrent. Ses pieds clapotant, des gouttes d’eau, dans sa course reprise, de ses cheveux se détachaient et s’irisaient de l’horizon blanchissant.
Il prit d’assaut les contre-forts alpins qui moutonnaient de forêts rougeoyantes. Le vent avec le soleil se levait, agitant les arbres, et les feuilles empourprées en tourbillonnant face à lui l’assaillirent et la pluie de l’automne, sur les vastes collines dans le grand matin.
Puis les forêts s’affaissèrent, leurs branches dépouillées, et des crêtes abruptes devant lui se dressèrent. Quelques flocons de l’hiver tournoyant, virevoltant, en se posant, fondirent sur son visage.
Les hautes crêtes des Monts Alpins ! Anémon, dans ta folle ardeur, tu les grimpas comme un aigle prend son envol et, léger, les bras écartés, tu t’élevas jusqu’aux sommets blanchis, immenses, pour saluer le Soleil !
Tel un funambule, tu marchas sur le fil ténu des chaînes déchiquetées penchant d’un côté, de l’autre, au vent des cimes qui en vain voulait te perdre.
II
Mais vois-tu bien déjà sous toi les plaines affreuses que tu vas traverser ?
La Germanie ! Anémon a franchi les vallées où se blottit la tranquille Helvétie. La Germanie ! Anémon s’est laissé glisser sur le versant nord des Monts Alpins – c’est un enfant qui joue sur les pentes enneigées. La Germanie ! Il a pénétré la forêt Hercynienne, cette forêt où aucun habitant du Romain Empire ne se serait aventuré.
La Germanie, mais ses arbres énormes, sous une poussée de sève, bourgeonnaient. Dame Nature faisait flotter dans l’air son parfum voluptueux ; et sous son pied léger, les fleurs naissaient et s’épanouissaient, dans les clairières où résonnait le pépiement des oiseaux.
Il faut poursuivre encore en cette forêt enchantée, le pays rêvé peut-être est tout proche…
Le silence soudain, un inquiétant murmure qui monte comme il avance, la Forêt se fait dense sombre un bruit strident, une rumeur immense, Anémon avance, les feuilles tout à coup plus vertes laissent échapper quelques rayons. Le voilà qui écarte les branches…
Les Germains !
Le fer contre le fer gémit. Les pieds en cadence font trembler la terre. Des hordes de barbares, haches, piques, boucliers, épées aux poings, sont en marche. De leur casque robuste sort une crinière enflammée. Leurs barbes rougeoyantes caressent l’acier sur leur torse puissant. Mais ils sont affreux ! C’est une coulée de lave qui se nourrit d’affluents multiples et s’en va se fracasser contre le limes.
Les vieux légionnaires sur leurs remparts tiendront-ils ?
Anémon, prince des nuées, ton fort est empli d’armes et puissante ton armée. Plutôt que de poursuivre ton rêve solitaire, ne devrais-tu pas défendre tes verts pâturages, tes villas prospères, ton troupeau de manants ?
Anémon s’enveloppa de son manteau de brume, ce manteau qui le dissimulait aux yeux ennemis, le faisait confondre avec ces lambeaux de brouillard que le vent chasse en automne sur les prés détrempés, et tel un faon hors de son gîte, il quitta la forêt Hercynienne, sûr de n’être vu de personne, mais timide et tremblant.
Cours, Anémon, cours, quitte cette marée barbare prête à te submerger ! Reviens sur tes pas ! Derrière le limes, défends ta contrée !
Mais Anémon remontait à contre-courant les flots affreux, traversant les plaines de Germanie. Un géant hirsute parfois qu’il avait frôlé tournait ses yeux mauvais à la recherche d’un invisible ennemi.
L’été arrivait, et les femmes germaines dans leurs monumentales chaumières, seules, engrangeaient la moisson, nourrissaient toutes ensemble de leurs grosses mamelles leur innombrable progéniture, jeunes pousses plus tard à l’étroit sur leur terre, poussée de sève qui ne demanderait qu’à s’épandre. C’étaient les géants futurs qui dans une folle épopée, abattraient Rome et ses douze siècles d’Empire.
III
Au pays des Jutes, au bout de ce fer de lance qui s’en va éventrer la Mer du Nord, le Soleil à main gauche laissait une coulée de sang dans les flots bleus se répandre ; et au-delà de cette coulée, une terre que dorait le soir.
Tu recules, Anémon. Tu vois bien que ton entreprise est folie, qu’il n’est rien là-bas, que ton bonheur n’est nulle part si ce n’est chez toi.
Tu recules… tu repars de l’avant, tu t’envoles, Anémon, semblable à ces astres qui traversent le firmament par une belle nuit d’été, et quand dans l’herbe allongé le rêveur les aperçoit, il fait aussitôt un vœu secret qu’il garde au fond de son cœur. Semblable à ces astres filants, dans le ciel tu t’envoles, Anémon, au-dessus des flots ensanglantés et de l’autre côté tu t’en vas poser le pied sur la terre des Vikings.
Les membres douloureux de l’effort violent, après une longue journée de course, c’est d’un pas traînant qu’Anémon longea ces rivages âpres où s’affairaient des peuples naissants tout aussi flamboyants que les Germains ; et de leurs bras vigoureux, ils construisaient ces drakkars qui devaient à plusieurs siècles de là écumer les mers d’Europe – les massacres, razzias, pillages ! – du froid pays des Sarmates à la Sicile clémente.
Tandis que les feux çà et là s’allumaient projetant de vacillantes lueurs sur ces peuples jeunes – ô ils s’enivraient –, comme il longeait le rivage, Anémon sentit la fatigue peser sur ses épaules ; le dieu du Sommeil malgré lui appliquait sur ses yeux ses rêveuses mains ; et les éclats de voix, rudes, lui semblèrent s’éloigner ; les murmures de la Nuit noire ; les feux, les corps massifs, les dents luisantes autour de lui se brouillèrent. Semblable à l’homme mûr qui toute une journée durant s’est adonné aux travaux des champs et qui sent ses genoux trembler tandis qu’il gagne sa modeste demeure, après avoir dévalé des Arvernes le bouclier, traversé à la nage le large Rhodanum, gravi les Monts Alpins, après avoir souffert la vue des barbares en marche, volé au-dessus des flots de la Mer du Nord, Anémon, de fatigue brisé, se laissa choir sur une frêle embarcation qui dériva.
Dors, Anémon, rêveur fou perdu dans un monde insensé, vois le poète qui sur ta barque recouvre ton corps épuisé d’une chaude couverture, entre ton oreille et le bois rugueux, il amasse la soie d’un mol oreiller. Il caresse un instant de pitié ton front hâlé, ridé demain par les soucis du voyage. Vois, sur tes yeux clos, il fait pleuvoir ton rêve : ces beautés aux cheveux dorés qui d’un bras rose, les yeux riant de bonheur, t’attirent à elles, sous les pommiers en fleurs. Égare-toi un instant sur les chemins merveilleux du Songe, Anémon, ta route est longue encore, ô dors Anémon, tu as tant à souffrir !
IV
Dans une brume étrange, sur des rivages irréels, la barque doucement accosta. Anémon mit le pied sur la Terre du Bout du Monde.
Les Finni, des pays Baltes nouvellement débarqués, venaient de repousser les Lapons dans les forêts froides du Nord et leurs villages de pêcheurs aux cabanes serrées grouillaient dans la brume étrange, tunnel sombre qui peut-être conduit à la lumière éthérée ?
Toujours vers l’Aquilon, Anémon s’enfonça dans une pluie glacée, parmi les grands lacs, tels de larges flaques au cœur des forêts humides de bouleaux, aux feuillages à nouveau jaunis. Les huttes pauvres et rares des Lapons çà et là éparpillées, puis la solitude seule des forêts immenses. Triste soirée d’automne où le jour sans fin lui parut un siècle.
Longue et triste soirée d’automne qui s’acheva enfin. Du haut des Monts de Norvège, les dieux du Froid, levant au ciel gris leurs yeux de métal firent en minces lambeaux tomber les nuages, puis d’un bras rageur lancèrent leurs vents, qui s’emplissant des étoiles fines des flocons fouettèrent Anémon. Les lacs se figèrent ; Les arbres se chargèrent peu à peu d’un pesant fardeau. Et les pieds d’Anémon de s’enfoncer dans la neige épaisse, son corps tout entier de s’arc-bouter face à la démence des vents.
Les vents se turent. La nuit bleutée, les astres scintillants et la neige aux reflets lunaires. Les dieux laissaient Anémon progresser lentement sur les vastes étendues du Grand Nord.
Mais… ces monts au loin, Anémon, oui, là-bas, ces monts…
À travers les grands bouleaux chargés de givre, grands fantômes pétrifiés, Anémon aperçut les hauts Monts de Norvège qui trônaient sous l’horizon pâlissant dans leur glaciale majesté. C’était le rempart infranchissable qu’avaient élevé les dieux de l’Ancien Monde pour se protéger des religions nouvelles, que gardait impitoyable le grand dieu Hiver au sceptre de fer et à la couronne de cristal, le grand dieu Hiver, maître des dieux du Froid et de tous leurs vents.
Anémon courut avec l’ardeur du dernier espoir, les restes de sa jeunesse, courut, comme un mendiant auquel un passant généreux a jeté une poignée de pièces qui roulent sur le pavé. Et sa main gercée misérablement chercha quelque prise sur la paroi escarpée.
Pauvre fou ! Il s’était élevé déjà, imperceptible insecte, à une hauteur vertigineuse, quand les dieux du Froid, après s’être apaisés, se déchaînèrent. Un malheureux mortel, ô sacrilège, prenait d’assaut le pays des dieux ! Sous les ordres du grand dieu Hiver du haut des Monts de Norvège, comme des brigands en embuscade sur les hauteurs d’un défilé, qui assaillent de pierres et de traits une armée en déroute, sous les ordres du grand dieu Hiver, les dieux du Froid en rugissant sur Anémon déchaînèrent toute la fureur de leurs vents.
Sur Anémon, ô pauvre Anémon !, les vents se précipitèrent et ils l’eussent enlevé comme une balle de foin dans l’été suffocant, une balle qu’emporte un tourbillon de chaleur et qui monte tournoyant, ô comme pour joindre le ciel bleu et serein… puis soudain, parce qu’elle s’est trop élevée, au sol s’abat en une pluie de brindilles. Ainsi sur Anémon les vents se précipitèrent et ils l’eussent enlevé et jeté dans quelque faille désolée où il eût dormi sous le froid linceul de la neige accumulée ; à jamais oublié dans sa tombe solitaire. Les vents l’eussent enlevé s’il ne s’était agrippé au roc de sa main roidie ; maigre, exténué, il faisait glisser ses doigts soulevant son corps brisé plus haut toujours plus haut et les forêts blanches de givre et les lacs figés par le gel, sous lui minuscules, dans les lueurs cendrées du soleil naissant.
Tu es si petit, Anémon, recroquevillé comme tu es, tu es si petit sur cette paroi immense ! Mais quelle détermination sur ton visage buriné, dans tes yeux hagards, tu ne vois, au-dessus de toi, que le sommet, tu as pour seule pensée – et tu en es tout proche – le pays rêvé et les verdoyantes prairies, les fleurs éternelles, les déesses blondes et leur chair à toi seul offerte. De l’autre côté la félicité. Encore un effort, Anémon. Vois-les qui rient et dans leurs bras parfumées te font oublier les fatigues endurées. Encore un effort, Anémon. Oublie le froid qui te paralyse, la tête qui te tourne.
Une main ridée sur le sommet aigu un malheureux en haillon qui se hisse… qui cherche quelque chose de ses grands yeux sombres de l’autre côté… Il se tient debout, essaie de lever ses bras douloureux dans la quiétude inhumaine des cimes. Face à lui, aussi loin que portent ses regards, les tristes flots de la mer de Glace sombres, hérissés, les tristes flots de la mer de Glace semblables au Fleuve des Enfers. Les dieux du Froid, le grand dieu Hiver et tous leurs vents avaient fui, avaient fui Apollon et les dieux de l’Ancien Monde, les Hyperboréens, dans l’univers des légendes. Les bras d’Anémon retombèrent. Le soleil se levant sur son rêve évanoui tout d’un coup blanchit sa longue chevelure.
V
C’est un vieillard las qui, un siècle plus tard, retrouva le pays qu’il avait laissé. Les bouillants Germains, faisant sauter le limes, s’étaient déversés dans les beaux champs de la Gaule prospère. Depuis longtemps la bataille perdue et passé le Romain Empire. Du pays d’Anémon, les granges fument encore, ses troupeaux sont dépecés, son fort éventré, brûlés ces beaux manuscrits sur lesquels il s’endormait enfant. Une race guerrière inaugurant le Moyen-Âge a ravi ses terres, ces verts pâturages ombragés de hêtres si charmants au printemps. Le pays que tu as laissé n’est plus, Anémon, ô Anémon, prince des nuées !
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