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Poésie contemporaine
Ithaque : Autorisée à vivre
 Publié le 18/10/17  -  10 commentaires  -  3974 caractères  -  99 lectures    Autres textes du même auteur

Décembre 1943. Camp de la mort de Plaszow. Natalia Karp, pianiste de concert, sauve sa vie et celle de sa sœur.
Hommage !


Autorisée à vivre



Le train, sinistre et froid, stoppe au camp de la mort,
Déferlement de feu, d’éclats de voix, d’insultes !
Sous les lourds casques verts à svastika exulte
Le cri du fanatisme et de la malemort.

Cramponnées l’une à l’autre, à bout d’épuisement,
Natalia et sa sœur errent, pleurent, s’abîment,
Cherchent dans la Thora des forces qui subliment
L’injustice, l’horreur et l’atroce tourment

Persécutant leur vie réduite à la terreur,
Souillant leur dignité, bafouant l’âme humaine...
Déportées à Plaszow, sur les quais de la haine,
L’holocauste les livre au vice tortureur !

Le soir du neuf décembre on les jette du lit,
Leurs ongles scarifient le bois sous l’épouvante,
On menace Helena de l’enterrer vivante,
Si Natalia déçoit ou commet le délit

De ne pas convenir au dirigeant des lieux
Fêtant, cette nuit-là, sa date anniversaire.
L’Oberkommandant Göth toise son adversaire,
Ordonne « Joue Sarah ! » et, mépris dans les yeux,

Lâche l’odieux surnom comme un jet de crachat !
Madame Karp se tait, ploie le cou sous l’injure,
Pose sur le piano son destin et se jure
D’interpréter Chopin d’un doux doigté de chat

Marchant indolemment sur le toit du danger :
Lento, velours aux mains, con gran impressione,
Elle égrène « Nocturne Vingt » et emprisonne
Dès les premiers accords un atome léger,

Infinitésimal, d’intérêt, d’attention
Traversant le visage froid du tortionnaire
Dont le regard brutal et lèvres sanguinaires
Semblent prêts à céder aux rets de l’émotion...

Natalia s’enhardit, ornemente son jeu,
Développe le thème au milieu du silence,
Macabre, menaçant, pointu comme une lance
Prête à se décocher, précipitant l’enjeu.

Mais Chopin est assis avec elle au clavier,
L'isolant du tyran à monocle et vareuse
Et de ses gens fielleux, dont la bouche glaireuse,
N’attend, pour l’outrager, la vomir au gravier,

Qu’un ordre, un claquement de cuir ou de talon !
Alors, dans un élan de sublime allégeance
Au sort, à l’inconnu, au Ciel, aux contingences,
L’Artiste laisse aller sa musique selon

La poignante affliction qui l’ulcère, l’étreint,
Mélange de douleur, de nostalgie, d’usure,
Sombres mélancolies que Nocturne susurre
Jusqu’à l’ultime note où, doucement, s’éteint

Comme un souffle dernier la magie de l’instant.
Courbée sur l’instrument, mains moites, douloureuses,
La Dame polonaise apeurée, miséreuse,
Croit son heure arrivée quand cet homme, distant,

S’adresse à ses nervis, décrète « Elle vivra ! ».
Perplexe, Natalia, autorisée à vivre,
Sent monter la coupable faveur de survivre,
Abandonnant sa sœur au sort qui la tuera !

Elle mesure aussi l’abjecte cruauté,
Le morbide défi que la sentence cache :
Otage des lubies d’un fou qui la détache
Pour mieux tenir le joug selon sa volonté !

Car le boucher d’Hitler est un être ainsi fait
Qu’il aime voir souffrir, éprouve sa puissance
Dès qu’il peut humilier, forcer l’obéissance
D’éclopés chancelants aux avenirs défaits !

« Advienne que pourra », pense-t-elle « et surtout !
Souviens toi du Talmud : Qui sauve une existence
Sauve le Monde entier ! ». Puis, brisant la distance,
Dit « Pas sans Helena ! Ma sœur passe avant tout ! »...

***************

Amon Göth était-il, ce soir-là, trop repu
De sang, de beuveries, de femmes et de drogues ?
Ne s’amusait-il plus en envoyant ses dogues
Dévorer devant lui ses victimes rompues

Par les crocs déchirant les chairs, broyant les os ?
Nocturne apaisa-t-il sa démesure absconse ?
« Elle vivra aussi ! » fut sa seule réponse...
Et la mort s’esquiva dès qu’il tourna le dos.


 
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   Anonyme   
18/10/2017
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Je ne connaissais pas cet épisode (si j'ose), miracle au milieu de toutes les atrocités perpétrées par les SS et surtout ce boucher, Göth.

Je ne sais si le déroulement des faits relatés est strictement authentique ou plus romancé pour les besoins de la poésie ; mais là n'est pas l'important.
Ce qui importe c'est que la musique et le talent sont parvenus à sauver deux vies, soustraites à la barbarie d'un fou, dont il est à regretter la mort douce au regard de ce qu'il a fait subir à des milliers d'êtres.
" Dès qu’il peut humilier, forcer l’obéissance
D’éclopés chancelants aux avenirs défaits ! " deux très beaux vers.
Le texte est bien conduit.

   silver   
18/10/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Il se degage de ce poeme une telle intensite dramatique, qu'elle m'a tenue suspendue du debut a la fin, malgre la longueur du texte

Au-dela du recit, bouleversant, et du tres bel hommage rendu a l'heroine, il y a ce combat eternel, inegal, semblant perdu d'avance.

Mais il y avait Chopin et sa musique...Il y avait la Beauté, la Grace, la foi et elles ont prevalu sur la force brutale, sur la peur et sur l'egoisme

Merci, vraiment, pour ce partage.

   Anonyme   
19/10/2017
A la lecture de votre écrit, il m'est revenu en mémoire
le film de Roman Polanski, "Le pianiste", pianiste juif polonais Wladyslam Szpilman qu'a aidé un officier allemand mélomane Wil Hosenfild.
Ce pianiste jouera ce morceau de Chopin Ballade No.1, Op.23 G Minor dont je vous conseille l'écoute.
Un film que j'ai vu dernièrement, le souvenir en est encore bien vivace ... Leur survie ne tenait qu'à un fil ...
Ce pianiste a d'ailleurs cherché à retrouver cet officier allemand;

Il est bien difficile d'avoir les mots qu'il faut pour commenter
ces monstruosités commises par des hommes à l'égard
d'autres hommes ...

Et mon ressenti ne peut se mesurer en appréciation par respect pour toutes ses souffrances.
Donc, je m'abstiendrai d'aller plus avant, comme je l'ai toujours fait sur ce genre de sujet.

   Anonyme   
18/10/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonsoir Ithaque... Bel ouvrage sur un sujet difficile. Votre plume est toujours aussi précise et dieu sait que pour traiter ces faits sans tomber dans le pathos, c'était nécessaire...
Je connaissais partiellement l'histoire de Natalia sans toutefois savoir qu'elle avait sauvé sa sœur.
Je ne reviendrai pas sur les camps de la mort et sur leurs bourreaux, le summum de la barbarie, mais, au vu de ce qui se passe dans le monde d'aujourd'hui, je crains que cette horrible période, pas si lointaine, n'ait pas vraiment servi de leçon à ce qu'on appelle l'Humanité...
Je viens de terminer la lecture de " La disparition de Josef Mengele", un bouquin qui complète parfaitement votre poème, à moins que ça soit l'inverse...
Quoi qu'il en soit, vous avez fait à travers ces vers un travail remarquable tant pour l'écriture que pour la documentation nécessaire à sa rédaction.
Mon seul regret, c'est que, au vu du peu d'intérêt qu'il suscite à cette heure si j'en crois le nombre de commentaires, votre ouvrage ne soit pas payé en retour.
Pour ma part je vous adresse mes sincères félicitations !
Bonne soirée et au plaisir...

   fried   
19/10/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Chapeau
pour avoir conté cette histoire sous forme d'un long poème qui est à la fois captivant et réussi. j'ai aimé la passion de la musique qui transparait ici :
"Marchant indolemment sur le toit du danger :
Lento, velours aux mains, con gran impressione,
Elle égrène « Nocturne Vingt » et emprisonne
Dès les premiers accords un atome léger,"
évidement chaque strophe n'est pas si poétique mais l'ensemble est fort en émotions. Je ne connaissais pas cette histoire.
Bravo

   papipoete   
19/10/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup
bonjour Ithaque,
Quelle gageure que de faire tenir dans un poème, une histoire aussi pathétique, qui voit un monstre épargner une vie puis deux, parce qu'il vient d'être bouleversé par l'interprétation de Chopin, par une juive !
NB Simone Weil eut droit à un regard de miséricorde grâce à une robe tendue par son amie d'Auchwitz . Au Struthof , un champion de saut à la perche put croire à la survie, mais son " admirateur " ne tint pas sa promesse ! W. Szpilman le pianiste du film de Polanski, aura plus de " chance " après avoir traversé l'enfer, et survivra !
Certes, votre texte est très long, mais comment faire autrement ? On vous lit jusqu'au bout, pour souhaiter ardemment la grâce de l'interprète et celle de sa soeur, et l'on sourit de soulagement .
La dernière strophe est glaçante autant que rassurante, et l'on se dit que la même scène se déroulant le lendemain, ne vît sûrement pas cette fin-là .
Je crois entendre Chopin résonnant de sa " nocturne " ...

   Oslow   
20/10/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
A priori, le thème ne me tentait vraiment pas. Je préfère ma poésie romantique ou fantastique.
Et pourtant, ce texte long m'a captivé. Parce qu'il est écrit dans une langue fluide et belle. Parce que le rythme de la narration est excellent. Parce que le talent de son auteur se développe subtilement jusqu'au final, qui n'est qu'un répit avant la prochaine horreur.
Un grand texte.

   Bidis   
20/10/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
C'est abominablement difficile, ce me semble, pour qui s'y risque, d'aborder ce thème de l'holocauste. J'ai donc commencé à lire avec des réticences. Et puis, rien dans ce texte ne m'a heurtée et j'ai lu cette splendide histoire jusqu'au bout. Il y fallait donc un talent devant lequel je m'incline bien bas.

   Anonyme   
26/10/2017
Superbe et émouvant.
Dieu quelle gageure un tel sujet !!!!! Mais c'est réussi.

Amon Göth a bien été le chef du camp de Plazow , on le voit dans la Liste Shindler (interprété par Ralf Fiennes).
Il a été pendu après la guerre.

   Castelmore   
12/11/2018
 a aimé ce texte 
Passionnément
Une maîtrise totale.
Les lieux , les tortionnaires, les victimes, leurs pensées leurs sentiments, tout est là... et nous dit l’horreur absolue des situations individuelles dans le chaos immonde auquel a conduit une idéologie abjecte.
La scénographie est elle aussi parfaite et la prosodie sans défauts .

Non la poésie n’est pas seulement faite pour chanter l’amour, la beauté ... elle peut, (elle doit ?) dénoncer l’immonde...

Un grand merci et bravo.


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