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Poésie en prose
Keanu : Ici
 Publié le 02/08/24  -  6 commentaires  -  7126 caractères  -  102 lectures    Autres textes du même auteur


Ici



Je sais qu’il s’est passé mille choses ici. Mille choses dures, mille choses graves. Ici nos corps sont achevés et durs, aggravés et durs. Le lieu nous a donné des coups, mais nos corps continuent de se retrouver dans ce lieu qui continue de les battre. Le temps trouble les contours de nos corps, mais le lieu, lui, à chaque début d’été, cisèle au burin l’enfance de nos corps afin qu’elle ne déborde pas. Une fois par an, avec toute la sévérité dont il est capable, le dieu du lieu nous convoque et nous parque. Nos corps reviennent ici l’été, pâturent chaque année la prairie de l’été, prisonniers dans l’enclos de l’été. Nos corps en transhumance rameutés et battus par le soleil portent nos peaux tannées, cornées, nos peaux vieillies qui restent les mêmes, nos peaux encore une fois marquées par le fer rouge de la saison, toujours affectées par le lieu. Divine politique du lieu aride. Le soleil nous bat, mais aussi le courant, le limon, le calcaire, les peupliers noirs. C’est ainsi. L’été, nos corps redeviennent nos corps achevés, durs et graves, nos corps secs d’enfants. Nos corps trempés sèchent vite au sortir de la rivière, et c’est ce mélange qui nous grave dans la rive, qui nous gerce. Nos corps se retrouvent dans les ramières, sur les berges, sur les crêtes, derrière les cascades, dans les venelles médiévales, au pied du grand donjon, tout près de la chapelle perchée sur l’un des flancs qui protègent le berceau de la vallée. Au cœur de la vieille ville de gris et d’eau, de pavés et de lanternes, nos souvenirs en haillons rôdent autour des lavoirs qui n’accueillent plus le linge, nos corps sans maison s’allient avec les corps des chiens, et puisque le lieu les bat, nos corps battent les corps des chiens. Nos corps boivent beaucoup, penchés sur les flaques d’ombre, et cette liqueur dilate rituellement le regard, le rend perméable à la clarté des rayons ; c’est alors la couleur même de la rivière, de l’héritage qui change. Il y a une misère, c’est certain, une ruralité douloureuse, mais toujours nos corps aggravés et endurcis marchent des heures et des heures le long d’un affluent et de la route départementale, jusqu’à s’imprimer dans l’humus, jusqu’à s’inscrire dans le bitume. Nos corps trébuchent sur les racines, nos chevilles sont tachées d’argile et de sable, de terre de rivière qui sèche à toute vitesse, nos épaules saignent sous l’assaut des ronces, nos cheveux encore mouillés se plaquent sur nos tempes, les moustiques s’attaquent à notre dos, les chenilles viennent y suinter, la sueur irrite nos paupières, puis le soleil tape notre peau de toutes ses forces, puis les cloques éclosent sous nos pieds brûlés par les braises du goudron. Mais aucune de ces choses ne nous dérange, car nos corps sont faits pour jouir du dessèchement. Nul ne peut imaginer combien de temps nos corps peuvent marcher sous la canicule. Nul ne peut imaginer à quel point nos muscles sont moulés dans cette mémoire. Ici nos corps existent. Oh pourtant nous venons d’enfances peureuses et calmes. Personne dans nos familles ne travaille la terre, mais déjà à l’époque, derrière le grand sapin et le petit portail en bois, le jardin était avalé par la pente et devenait hautes herbes et mûres sauvages et couleuvres, fin de continent, presqu’île surnaturelle, et nos corps fumaient les lianes séchées juste avant le précipice, et sur ce bord de monde escarpé de roches acérées nos corps s’écorchaient, descendaient sans chaussures — puis la rive infiniment blanche, le bruit sourd des rapides, les escaliers de craie qui s’effondrent dans le courant, l’achèvement des corps. Aujourd’hui encore, le réseau des ruelles a l’allure d’une pieuvre, les algues ressemblent aux cheveux de l’eau, les filaments de toile flottent dans le vent. Nos corps brunissent, sentent la brise passer après un plongeon, et lorsqu’ils pénètrent les sous-bois, toujours le ventre moussu des clairières dormantes se soulève et expire en un souffle tombeaux de feuilles mortes, couleurs à portée de main, odeurs qui bruissent. Et aujourd’hui encore les montagnes se découpent dans la vase du ciel et murmurent lorsque nos corps empruntent leurs sentiers de terre rousse, et au moment de contourner les cabanes riveraines, de traverser les vignes, de gravir les cols, bien sûr que nos corps ont peur, se méfient des crevasses, savent parfaitement à quoi servent les grains de maïs, qu’un sanglier troue le ventre, un coup de fusil aussi, un patou pareil. Enfin, une fois sur les falaises d’où s’élancent les sources enlacées par la brume, nos corps rêvent à la rigueur des rois et des mains minérales les sculptent avec adoration, tranchantes religieuses. Tout ce savoir est beaucoup plus intime que la tendresse, beaucoup plus ancien que la clémence. C’est en ayant peur du lieu que nos corps l’épousent. Savoir, c’est craindre. Nos corps connaissent fonction des loups, malédiction des bergers, paganisme des chasseurs, pauvretés paysannes, forêts domaniales, catastrophe industrielle, sacrifice des intrus, vengeance des vieux moulins et des terres arables, roches cohérentes arrachées à l’anatomie des bassins, particules encrassant les poumons des travailleurs, alluvions creusant les veines de leurs fils qui longent à l’infini l’enclos de l’été, rires cruels et yeux vides des enfants fous, pupille comme champ pelé ou pierre coupante, jours d’errance loin des carcasses de fermes, chair flétrie par la poudre des carrières et la boue des cours d’eau. Et contrairement à ce que les ignorants croient, à ce que les étrangers pensent, c’est la nuit que les corps apparaissent. Bien sûr que le monde attend la nuit pour sortir. Et lorsque la nuit tombe, chaleur toujours noire ciel toujours clair, absinthe engloutie au goulot à la vogue du hameau sur la colline, la sève de la saison nourrit les nervures des visages burinés et bouffis, puis l’ombre de l’origine plane autour des enfants qui gisent d’un sommeil sans rêves, fossiles à flanc de coteau. Alors nos corps ne méprisent rien, ne vénèrent rien, car ils sont nés ici en plein mois de juillet. Pas de décor, pas de promenade, seulement la nécessité de se déplacer, la pratique puritaine du territoire. Ni beauté ni paix, uniquement le ressac du lieu, l’enclos de l’été, la lumière qui anime, l’eau qui soigne. La solitude creuse l’ornière de la saison, ensoleille nos corps, les porte loin, les plonge dans le pays. Aucun humain pour les regarder. Nos corps existent, nos corps existent. Ici, c’est nos corps, j’en suis certain. Nos corps ne vivent jamais mieux qu’en prenant feu, autochtones qui ne savent plus d’où viennent les flammes ni pourquoi ils les aiment, l’oubli étant une pyrotechnie, un flambeau de silence que nos corps se passent, déjà dévorés par l’incendie précédent. Je sais qu’il s’est passé mille choses dures, mille choses graves, que nos corps souffrent de revenir ici, pourtant la rivière est là, la forêt est là, les montagnes sont là, tout est là, alors nos corps choisissent ici, nos corps se lèvent parmi les morts et reviennent hanter les chemins. Oui, ma grand-mère a été jetée dans la rivière et mon corps s’y jette comme une évidence.


 
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   Donaldo75   
31/7/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Que dire de ce texte si ce n’est qu’il est profondément littéraire ? Je sais, cela peut paraitre simpliste mais c’est l’impression qui prédomine après plusieurs lectures ; je comparerais cette sensation à celle que j’aurais en écoutant de la musique classique où ni le solfège, ni l’instrumentation ne paraissent forcés mais coulent juste de source. Je ne saurai pas résumer ce que j’ai lu tellement ce texte est riche, poétique, tonal ; et pourtant son point d’orgue, la dernière phrase, s’avère puissant, pourrait presque sonner comme une épitaphe à ma lecture car depuis je me suis crevé les yeux d’avoir trop lu ce beau texte.

Bravo !

   Eskisse   
2/8/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Keanu,

Je reprends une remarque de vous qui fait office d'esthétique : " ce qui fait pour moi le sel de la mer et de la poésie — son appartenance à la chair du monde, à la densité et à la pesanteur du réel."

Et oui, voilà une prose dense et incarnée de cette chair qui habite chacune de vos phrases dans une esthétique du ressassement de la répétition qui participe d'un effet de martèlement musical comme au sein d'une partition. Une phrase musicale qui renferme aussi des échos sonores.
Ce sont ces répétitions qui vous assaillent quand vous lisez au point d'oublier cette façon qu'ont les êtres humains, les enfants ? d'habiter le monde.
On retrouve ici les fils conducteur de votre poésie ( la rivière, le deuil, les sensations comme appartenance au réel ) comme une histoire présentée sous d'infinies variations...

Une poésie en prose qui ne m'a pas encore révélé tous ses secrets. J'y reviendrai sûrement... Je dois relire.

Les corps-fantômes, la mort de la fin de ce texte élaborent une éventuelle enquête absente, non narrée si ce n'est par ces fantômes-gardiens, le fil policier est juste suggéré, en suspens.

C'est magnifique!

   Hiraeth   
2/8/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Ce texte possède des qualités poétiques indéniables. Il est charnel et dense, et n'a pas peur (chose que j'adore) de verser dans le fantastique, ou le surnaturel. Momentanément on voit avec, on sent avec ces autochtones ruraux, on les suit dans leur rapport si personnel et particulier (et en même temps universel) à leur terre.

C'est un poème qui assume entièrement son esthétique et ça marche très bien pour la répétition, mais beaucoup moins bien je trouve pour le bloc de texte massif. Certes, je vois l'idée : on parle de la réalité dure et concrète du corps, donc il y a clairement une forme-sens ici. Néanmoins, si l'idée est bonne, sa réalisation (et ce serait immanquable quel que soit l'auteur) est trop désagréable à la lecture. La poésie, malgré sa tendance facétieuse à compliquer la vie de ses lecteurs, ne doit pas trop s'éloigner je crois d'un art comme celui de la restauration : on peut avoir envie de présenter au client une énorme côte de bœuf qui plaît à l'oeil, mais quand il s'agit de la manger, les bouchers et les cuisiniers existent pour une raison ; et tout client autre qu'un lion ferait un scandale.

Bien sûr cela n'engage que moi.

Bravo cependant pour la grande qualité de l'ensemble.

   Provencao   
2/8/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Keanu,

J'ai beaucoup aimé.
Il y a là, de toute évidence, une nécessité textuelle qui n’a pas échappé aux passionnés de genre littéraire, c'est abracadabrantesque...
Sublime effet produit sur chacun d'entre-nous, lorsqu’il s’agit de dégager les traits spécifiques de l'époustouflant.
Belles émotions, qui sont sollicitées : l’inquiétude, le doute, la peur.
Je goûte au plaisir frémissant du sublime avec un réel bonheur.

Au plaisir de vous lire
Cordialement

   Cyrill   
3/8/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Keanu,
J'ai trouvé du panthéisme à la Giono dans ce texte, il m'a même sauté aux yeux à la première lecture.
Le « nous » du narrateur semble comprendre autant l'animal que l'humain, que, même, le minéral ou le végétal. Je n'ai pas su m'en faire une idée précise mais ce « nous » m'a imprégné.
La souffrance qui se dégage du récit semble remonter des profondeurs de générations antérieures. J'y ai rencontré des êtres liés à la terre aussi solidement qu'avec des racines : « Nos corps trébuchent sur les racines ». Le vocabulaire me fait parfois penser à une origine de servage ou d’esclavage : « ce lieu qui continue de les battre », «cisèle au burin l’enfance de nos corps », « nos corps sans maison s’allient avec les corps des chiens »...
C’est un texte dense et qui martèle. J'ai également pensé à Faulkner.
Au plaisir d’autres échanges.

   Lariviere   
4/8/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Seulement 5 commentaires, pour ce magnifique texte ?... Dommage.

Ce texte est remarquablement écrit. Imminemment littéraire, il y a effectivement du Giono dans la forme.

Les racines de l'homme et de sa filiation, son terroir profond au sens presque mystique transpire tout au long de ce beau texte dont le style est prégnant, sensible du début à la fin. Le propos est sentencieux et solennel, empli de poétique. Le ton est métaphysique il enchevêtre toute matière minérale, végétale ou animale dans un univers ou nature et damnation biblique de la condition humaine se rejoigne avec en filigrane une ode de la terre avec tout ce qu'elle comporte de beauté sauvage, brute, dense, originelle.

La forme est forte, sans concession, une litanie portée par une musicalité rêche et un sens de la formule indéniable notamment dans les répétitions.

Ce texte est vraiment marquant et remarquable, encore une fois d'une grande richesse littéraire, d'une grande beauté stylistique.

Bravo et bonne continuation !


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