C’est un tout petit rien qui contient tout, tous les matins du monde et tous les soirs aussi, la mouche, l’éléphant et tous les animaux, la mer, l’océan et puis tous les bateaux. Il contient tout mais n’emprisonne rien et le ruisseau coule où il veut, le nuage passe et s’en va s’il plaît au vent de le pousser, l’arbre s’enracine dans la fissure du rocher sans se soucier de cet homme qui lui conseille la forêt. L’oiseau s’envole si ça lui chante et tant pis s’il salit de sa fiente le toit d’une belle automobile bien propre qu’on venait de lustrer. La perdrix fait son nid de quelques brindilles à terre, au milieu du champ de blé et la mésange peut bien tisser la mousse dans une boîte aux lettres, on ne la chassera pas.
Tout a sa place dans ce tout petit rien, et chacun peut y entrer s’il sait ce que veut dire liberté. Tout a sa place mais pas la méchanceté. Le corbeau peut entrer qui n’a pas choisi d’être noir, l’escargot qui n’a pas choisi d’être lent, le lion qui n’a pas choisi d’aimer la viande de la gazelle, le ver de terre qui n’a pas choisi d’être sans cervelle.
Tout a sa place mais pas le mensonge, pas la bêtise de croire qu’on peut comprendre tous les mystères du monde avec un microscope, un télescope ou une trousse à dissection, pas ceux qui voudraient expliquer ce tout petit rien sans y être entré un jour.
C’est un tout petit rien qui comprend tout sans avoir rien appris, car c’est un vrai génie, qui connaît le passé, qui connaît l’avenir des hommes, des femmes et des étoiles, qui sait déjà ce que c’est que mourir, mais ça ne lui fait pas peur.
C’est un tout petit rien qui sait que le malheur ça n’est pas de partir, mais plutôt d’être là sans y prendre plaisir, d’être à terre et de se croire debout, de rester sourd à la chanson de l’oiseau, de chercher à compter les couleurs de l’arc-en-ciel. C’est un vrai génie qui jamais ne se laissera enfermer au fond d’une bouteille ou d’un coffret à bijoux, qui sait que le bonheur ça ne s’apprend pas à l’école, ça se sait sans jamais s’apprendre, c’est donner sans jamais reprendre, c’est aimer sans jamais regretter, c’est un soir de décembre au coin d’une cheminée, c’est un coin de ciel bleu au-dessus d’une prison, c’est une chanterelle qu’on trouve dans la mousse, cachée sous une feuille, c’est d’être riche quand on est un mendiant. C’est cela et puis c’est autre chose. C’est tout ce qu’on voit autour de soi, et c’est aussi tout ce qu’on ne voit pas. C’est toi, c’est moi et puis c’est nous. C’est toi, c’est moi et puis c’est tout.
C’est un tout petit rien qui fleurit en hiver, qui sourit sous la pluie, qui sourit dans la nuit, un tout petit rien qui n’a pas peur des pierres qu’on jette sur les carreaux de l’étranger parce qu’il dit je t’aime avec un drôle d’accent, ou bien tout simplement parce qu’il dit je t’aime à celle qu’on aime en silence.
C’est un tout petit rien qui ne souhaite jamais la guerre et se moque des tambours, des trompettes, des chansons tristes qui parlent de courage et de victoire, ces chansons qu’on fait chanter aux hommes pour les aider à enterrer leurs frères, en rang d’oignons serrés, là où poussait le blé, pour qu’ils ne pleurent pas au souvenir du copain qui passe la gourde dans la marche épuisante, qui partage le pain, le soir au bivouac, dans la nuit tout illuminée par les fusées éclairantes : drôles d’étoiles filantes qu’on lance comme au quatorze juillet, pour savoir où diriger la gueule du canon qui crache la mort par paquets de douze livres, comme un enfant crache, en faisant la grimace, une prunelle sur laquelle la première gelée n’est pas encore passée.
C’est un tout petit rien qui se moque de toutes ces chansons qu’on fait chanter aux hommes pour qu’ils ne pensent pas à l’ennemi qui pleure ses jambes disparues, ses poumons brûlés, sa mâchoire arrachée, et son copain qui lui passait la gourde dans la marche épuisante, pour qu’ils ne pensent pas à la femme de l’ennemi qui reçoit ce petit paquet qu’elle craignait et qui y trouve une plaque de métal avec un numéro et un livret militaire, tout ce qui lui reste de l’homme qu’elle aimait, qu’elle aime encore au milieu de ses cris de douleur. Et loin derrière le rideau de ses larmes, l’écharpe qu’elle lui tricotait, inutile, dérisoire, absurde, rêve de la laine dont elle est faite, du mouton qui la portait et puis du pâturage et de la montagne où vivait ce mouton, et puis encore du monde qui porte la montagne. Elle rêve pour combattre l’horreur. Elle rêve pour combattre l’erreur, l’ignorance et la bêtise. Elle rêve pour combattre sans se battre.
C’est un tout petit rien qui se moque de ces chansons qu’on fait chanter aux hommes pour qu’ils ne pensent pas à cet enfant qui rentre de l’école et entend les hurlements d’une femme par une fenêtre ouverte. Et cette fenêtre est celle de sa maison, et cette femme qui hurle est sa mère, et cet homme à qui on avait accroché un numéro autour du cou pour pouvoir reconnaître son corps au milieu d’autres corps, cet homme, c’était son père. Et dans le soleil, il voit tomber l’obus sur son père, sur sa mère, sur sa maison, sur sa vie, et il comprend qu’il n’a plus de papa.
C’est un tout petit rien qui se moque de ces chansons qu’on fait aussi chanter certains matins aux petits écoliers, debout devant un bloc de pierre grise qui porte les noms de tous les papas de tous les petits garçons et de toutes les petites filles qui sont morts à la guerre. Ces papas-là, c’étaient vos grands-papas et pour qu’ils chantent bien, on leur a préparé un petit goûter. Et pour qu’ils chantent bien, les gendarmes sont là pour mettre en prison tous les hommes qui disent aux enfants que dans d’autres pays, il y a d’autres pierres grises qui portent des noms étranges, des noms d’ennemis, et que sur l’une d’entre elles, il y a le nom du papa de cet enfant qui vit tomber l’obus sur son papa, sur sa maman et puis sur lui, qui vit tomber l’obus qui venait de chez nous.
C’est un tout petit rien, un chat, une souris, qui jouent à s’attraper, une fourmi et une fourmi qui se tiennent par la main, une pierre, un gribouillis, une prière, un cagibi qui sent bon la cire d’abeille, un grenier poussiéreux où vont tous les enfants pour fouiller sans malice dans les souvenirs de leurs parents. Et le plancher craque. Et l'on craint la planche vermoulue. On s’assoit dans la poussière et dans l’obscurité et on feuillette un cahier d’écolier à l’encre violette, parfumée, un album de photos, jaunies, désuètes. On sourit et on laisse passer le temps. On rêve et on oublie d’avoir peur des araignées. On est heureux et on laisse passer l’heure du goûter.
C’est un tout petit rien qui dit que tu existes sans se servir des mots qui sont toujours en trop : mots malhonnêtes ou maladroits, mots qu’on achète et qu’on revend, mots qu’on lit et qu’on oublie, mots qu’on dit et qu’on regrette, mots compliqués qui plaisent aux idiots qui pensent que parler c’est mieux que manger dans l’arbre la cerise chaude et sucrée, qu’on cueille en tendant le bras, debout en équilibre sur la clôture du verger. Qu’on cueille puis on s’en va, le nez au vent sous le soleil d’été
C’est un tout petit rien, une cabane au fond d’un jardin, un dessin sur ton genou, une grimace dans le dos du voisin. C’est un tout petit rien qui n’a pas peur des chiens qui hurlent au bout des chaînes, car ils sont malheureux de ne pouvoir gambader dans l’herbe et dans les blés, dans les chemins, dans les sous-bois, dans le soleil et dans les prés, souvent loin devant toi, à tes côtés parfois, sans te parler, et c’est si bien.
C’est un tout petit rien qui ne vaut rien du tout et qui vaut plus que tout, qui ne s’achète pas car il n’est pas à vendre et ne le sera pas : jamais, jamais, jamais. C’est un tout petit rien qui n’appartient qu’à toi et qu’on ne peut te prendre. C’est un tout petit rien que tu m’avais écrit dans une poésie. C’est un tout petit rien que j’ai enfin compris. C’est un tout petit rien. C’est ton cœur !
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