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Récit poétique
Ornicar : Mortelle avenue
 Publié le 12/09/24  -  5 commentaires  -  8205 caractères  -  51 lectures    Autres textes du même auteur


Mortelle avenue



Comme un bataillon de fantassins, les arbres de l'Avenue paradaient, arborant fièrement leur coupe au carré dans leur tenue d'été. De cet alignement rectiligne, de cet agencement savant, pas un épi de branche ne dépassait de sous les képis, dispensant une ombre rudimentaire. On achève bien les cheveux ! Aussi, n'y avait-il pas foule aux heures chaudes et verticales de la journée. Aux autres, non plus. L'Avenue faisait la fierté du maire fraîchement élu comme si dans une même vanité, l'art topiaire et l'art militaire se rejoignaient.

Il l'avait emporté avec un programme qui, pour séduire, avait la force d'un slogan facile à retenir : « Une ville plus propre pour une ville plus sûre ». À la fois simple et simpliste. À notre époque prolixe en paroles inutiles, on a les humanités qu'on peut et comme précepteurs, ceux que la Providence dégotte dans l'arrière-salle de sombres gargotes. Comme toujours en ces cas, l'accueil fut mitigé. Puis quelques réussites méritoires plus tard, les réticences cédèrent, scellant ainsi notre idylle avec le jeune édile. Et tout s'accéléra.

Dans l'univers mental de la Ville, la nature n'était pas seulement soumise et domestiquée. Elle était aux ordres. Dans l'apparente immobilité d'une torpeur estivale, les silhouettes élancées des grands arbres projetaient l'image d'un défilé permanent au pas cadencé. Si la Ville restait un perpétuel chantier, l'Avenue était son laboratoire et son champ de manœuvres. Au lever du jour, les grands arbres perpétuaient la tradition de la levée des couleurs dans un garde-à-vous statique autant qu'extatique. Le soir, sous leurs regards ombrageux, les passants se pressaient de regagner docilement leur domicile. La nuit, les grandes sentinelles à la Giacometti veillaient comme au temps du couvre-feu.




Les propriétaires de canidés – de vrais sauvageons – qui s'aventuraient au dehors entre chien et loup subissaient un véritable enfer. La délation était légion et sonnait l'heure de la relégation. Les peines se ramassaient à la pelle et chaque jour voyait son lot de nouveaux déclassés s'entasser aux portes de la Ville.
Les riverains en revanche – bons pères de famille aux affaires prospères, époux volages mais fidèles soutiens du maire – étaient aux anges. À l'ombre des grands fûts, ils pouvaient bourgeoisement dormir sur leurs deux oreilles, dans un confort douillet chèrement mais pas toujours bien acquis. Un portefeuille bien garni et les bonnes grâces d'un banquier suppléaient au manque d'imagination de leurs demeures. L'inspiration et le bon goût, duplicables à l'infini, devenaient solubles dans l'impression 3D et la 5G.

Pas un pouce de terrain ne devait le céder à la crasse, à la moindre trace qui signait votre appartenance à la populace et sur le champ votre mise au banc. Pas une once de bitume, de fait, n'échappait à la surveillance généralisée de voisins vigilants toujours bienveillants. Tout était sous contrôle et la Ville sous cloche. Pourtant, la Presse était libre et la censure un lointain souvenir. Mais tel l'apprenti sorcier, son avatar abâtardi avait pris le relais et savait donner du balai. L'autocensure s'auto-suffisait.
Que faire alors ? Rester chez soi n'était pas garant d'un meilleur sort. Ne dit-on pas que les murs ont des oreilles, le silence est d'or ? Rares étaient les foyers qui ne comptaient pas un « Gardien de la Propreté », jeune rejeton pressenti pour servir cette noble cause qui vous grandit un homme en devenir, lui promettant un destin hors du commun pour des siècles à venir.
Paris et ses trottoirs nous jalousaient. La Suisse n'avait qu'à bien se tenir. La Chine jetait un regard intéressé. L'Avenue ouvrait un boulevard !

Au Q.G. des espaces verts, seules les espèces autorisées, dûment répertoriées, trouvaient droit de cité. Tout naturellement, aux herbes folles, on réservait la camisole. Chimique, il va de soi. Traitement ad hoc pour thérapie de choc ! Merci Doc ! Dans leur malheur, elles bénéficiaient d'une faveur : la mort, certes, mais propre et rapide. Et surtout… silencieuse. Tant que la dose létale ne dépassait pas du cadre légal… C'est à ces menus détails qu'on mesure le degré de perfection d'une civilisation.
À l'opposé, tout au bas de l'échelle des utilités, dans la sous-classe des « Rebuts » où se concentraient tous les déchets et les clichés de notre Humanité – corps étrangers, estropiés d'origine diverse et (a)variée – les papiers gras ne faisaient pas de vieux os. Parfois, un cri plus clair flottait en apesanteur parmi les effluves d'équarrissage. Mais la Ville était si propre ! Et si calme ! Faut dire que les incinérateurs tournaient à plein régime. À peine entendait-on leur bourdonnement régulier, tout à fait compatible avec celui de nos ordinateurs et climatiseurs.

Dans ce nouvel espace-temps, même le flux des voitures aux heures de pointe s'était assagi comme par magie. La foire du Trône archaïque et braillarde s'était muée en un quadrille des plus policés et civilisés. Les rares conversations se déroulaient à mots couverts et courtois, presque chuchotés. Les grands arbres n'abritaient-ils pas des oreilles indiscrètes dans l'éclat trop vert de leurs feuilles toujours à l'affût ? Nous restions aux aguets. « Pas un mot plus haut que l'autre », tel était le nouveau Credo qu'entonnait notre petite communauté.
La langue aussi s'expurgeait peu à peu de ses scories séditieuses, amorçant sous nos yeux sa métamorphose. L'ellipse, la métaphore, la litote, n'eurent bientôt plus de secrets pour nous. L'Avenue avait fait de nous des poètes ! Nous ravalions notre fierté et les murs de nos vies aux couleurs d'une réalité fantasque et trafiquée. Sur notre palette, l'euphémisme était roi et préludait à l'eugénisme. Dans la moiteur ambiante, les idées tournaient rances.




Les vacances, comme l'été, passèrent ainsi. En pente douce si l'on peut dire. La Ville à nouveau, comme un cœur qui palpite, se gorgea du sang de ses habitants. Mais l'été semblait parti pour durer. Et avec lui, la chape de silence et de plomb qui s'était abattue sur nos existences. Les écoliers retrouvèrent le chemin de l'école, les travailleurs leur travail, les maris volages le lit de leurs maîtresses.

L'offensive eut lieu quand on ne l'attendait plus. De nuit. Deux ou trois bourrasques – brèves, subites, rageuses – furent les premières salves. Puis il débarqua. Et cassa la baraque. « Il » ? Le vent ! Un vent fort. Puissant. Épouvantablement violent. Un vent de révolte et de colère venu d'au-delà les mers et les morts, emportant tout sur son passage. Un vent libérateur et destructeur !

Des toitures furent éventrées, des arbres arrachés. Dans un retentissant tintamarre d'alarmes, sirènes, branle-bas, la Ville se convulsionnait au rythme des assauts. Dans son théâtre à ciel ouvert, la lune dirigeait un ballet aérien aux accents féroces et païens, plus proche d'un « Sacre du printemps » que du « Lac des cygnes ». Des tuiles volaient en escadrilles, des ardoises chevauchaient les airs comme des walkyries. Ce fut une nuit dantesque et cauchemardesque. Bientôt, il ne resta plus rien à sauver de ce décor d'opérette en stuc et en toc.

Au petit matin, la fière avenue offrait le spectacle figé d'une insurrection avec ses barricades jetées au sol ; les arbres au port altier, celui d'une armée fantôme en déroute et décimée. On ne revit pas le maire. On supposa, qu'avec sa clique, il avait pris ses claques sans avoir fait ses cartons. D'autres, comme dans la chanson de Dutronc – un nom qui ne s'invente pas ! – surent se montrer plus habiles et convaincants dans l'opportunisme.
Pour beaucoup et la plupart d'entre nous, ce fut une délivrance. Malgré tout, une question revenait dans les méandres troubles de nos consciences secouées. Entre le Bien et le Mal, n'y avait-il eu que l'épaisseur d'un papier à cigarette ?
Entre deux sautes d'humeur et de vent, on respira un grand bol d'air frais. Puis on souffla. La vie reprit. Et ce fut le retour du grand tohu-bohu. L'avenue déchue, privée de majuscule, avait perdu de sa superbe.


 
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   Robot   
12/9/2024
Certes, il s'agit d'un récit mais personnellement je ne le ressens pas comme poétique. Il raconte trop une histoire pour pouvoir selon mes goûts accéder à la catégorie. La trame de ce texte est beaucoup plus proche d'une nouvelle.
Si ce texte devait être publié, je supprimerais mon appréciation qui porte sur la qualité poétique du texte. J'aurais une toute autre appréciation s'il s'agissait de porter un point de vue en catégorie "nouvelle"

   Cyrill   
6/9/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Ça commence au pas de charge avec la métaphore militaire de l’entame, et j’entendrai tout au long de ma lecture cette cadence presque forcée, ce tambour-battant qui oblige. Les sonorités, qui font système dans le texte, sont souvent dures : « statique/extatique », « en stuc et en toc », « 'avec sa clique, il avait pris ses claques », pour ne citer que les plus frappantes.
Cette « Mortelle avenue », cœur battant de la ville, s’offre comme un théâtre d’opération et d’expression d’une dictature et d’un populisme triomphants. La ville possède un « univers mental » et un corps : « La Ville à nouveau, comme un cœur qui palpite ».
Le vent de rébellion déboule alors comme un tragédien sur la scène. Moins martial mais tout aussi violent, il met la musique à l’honneur dans ce très beau passage : « la lune dirigeait un ballet aérien aux accents féroces et païens, plus proche d'un "Sacre du printemps" que du "Lac des cygnes" ». J’aime particulièrement le paragraphe auquel il appartient, d’autant plus qu’il est suivi d’un réveil brutal avec gueule de bois carabinée.
À n’en pas douter, ce récit exprime sa poésie par tous ses pores, tant dans l’écriture que dans ses perspectives spéculatives.
Le narrateur ne se départit pas d’un ton mordant, avec une pointe d’amertume qui atteint son apogée dans les dernières lignes. Ma conscience ne laisse pas d’être secouée dans cette fiction si peu fictive, comme elle peut l’être par des évènements réels.
Un texte très réussi, donc, je l’aurais souhaité un poil plus resserré. Certaines formules ont un peu accroché à la lecture, mais c’est de l’ordre du détail.
Merci pour cette lecture réjouissante.

   Provencao   
12/9/2024
trouve l'écriture
convenable
et
aime un peu
Bonjour Ornicar,

Plusieurs lectures sur ce récit acerbe, acide et très incisif.

Beaucoup de réflexions sur ce récit, j'ai essayé de tout rassembler dans une histoire. Mais le récit par définition n'elabore pas cette capacité, il se motive sur elle et la révèle.

J'y ai lu de l'original et de l'inconnu, ce qui renouvelle et déstabilise parfois la compréhension de cette Mortelle avenue.

Je dirais que ce récit s'inscrit juste dans l’acte même de raconter.

Au plaisir de vous lire
Cordialement

   Catelena   
25/9/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
J'ai adoré le moment de lecture gouleyante que vous venez de m'offrir, Ornicar.

L'écriture est magistrale et donne à suivre, au pas cadencé par maintes réflexions fines et rudes à la fois, et plutôt bien senties, la vie et les vicissitudes d'une avenue comme il doit en exister tant.

Du sens propre mis en sens figuré, comme s'y on y était !

On se prend à rêver de ce « vent de révolte et de colère venu d'au-delà les mers et les morts » pour clore le bec à ce « nouveau Credo entonné par notre communauté ».

Bravo, et merci pour ce réjouissant moment passé à vous lire.


Cat

   MarieL   
13/10/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Un Big Brother végétal et implacable, symbole d'une société mise au pas.

Mais la machine bien huilée se dérègle et l'impossible arrive : le désordre !

C'est superbement narré, entre onirisme et fantaisie, relevé d'une pointe d'angoisse uchronique.

Une belle satire des régimes totalitaires, en fait, qui sont moins costauds qu'il n'y paraît !


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