Dans la salle enfumée, les lamentations du bandonéon Mêlent toutes les notes romantiques de la séduction, À celles des cordes graves et rythmées de la guitare, Et les couples simulent l’amour, d’une sensualité rare.
Luis confie à sa partenaire qu’il a un autre surnom, Et qu’il aime chanter et espère être célèbre un jour. Il lui dit qu’il aimerait l’avoir près de lui toujours, Et que leur destin lié leur offrirait un universel renom.
Méfiante mais intriguée, Maria le regarde à la dérobée, Secoue la tête comme pour chasser de folles pensées, Mais son corps se colle à celui qu’elle appelle Carlos Et sent à travers la finesse du tissu le désir s’aviver.
La danse les possède et ils sont en harmonie de gestes. Les pas de danse s’inventent et les figures s’animent. Tenant à bout de bras la belle, Carlos, d’un élan preste, La renverse et la caresse et les bravos crépitent, unanimes.
Mais la tequila et la fumée des cigarillos montent à la tête Et pour un mot égrillard ou une œillade un peu trop appuyée Les hommes soudain les uns sur les autres se jettent Et les bouteilles volent, explosent et les femmes sont effrayées.
Crêpage de chignons, bagarres et coups de poings s’échangent Dans ces bouges hommes et femmes ne sont pas des anges Et certains viennent là souvent pour qu’éclatent ces batailles Et repartent avinés mais heureux de leurs langages canailles.
Maria apeurée par toute cette incroyable violence essaie de sortir Par la porte qui est prise d’assaut par d’autres jeunes femmes Dans la foule hurlante elle a bien du mal de ses bras à amortir Les coups aveugles qui pleuvent aussi cuisants que des flammes.
Carlos fendant la foule en esquivant les projectiles divers Voit la silhouette de Maria emportée comme par la houle Alpagué par un uruguayen aviné il s’en défait d’un revers Mais sent éclater sa bouche sous un violent coup de boule.
Le sang coule en sa gorge et ses lèvres gonflent rapidement Mais il ne sent pas les coups tant il n’a qu’un seul objectif ; Rejoindre pour protéger celle qu’il aime depuis si longtemps Et qui dans cette foule peut être en butte à un danger effectif.
Il n’est pas rare que dans ces bagarres des coups de couteaux Viennent endeuiller des soirées où la danse pourtant est reine Et les hommes en surnombre près des femmes jouent les héros Créant des tensions que le moindre geste transforme en haine.
Brutalement porté dehors par la foule et sa violence en cohorte Il débouche enfin sur le parvis de la place et cherche du regard Son aimée qu’enfin il découvre dans l’encoignure d’une porte Retenant sa bretelle arrachée et d’une main s’en fait un rempart.
En quelques enjambées il rejoint Maria et la prend dans ses bras Et malgré la souffrance l’embrasse d’un baiser attisé par la peur. Ce baiser a le goût d’une morsure et ignorants de tout le fracas Elle et lui, oublient tout dans cette étreinte débordante d’ardeur.
***
La nuit est chaude, le ciel au-dessus de Buenos-Aires est si pur Des étoiles grelottent dans cette immensité de porcelaine noire Et sous la clarté de la lune naissent en eux des pensées impures Car l’emportement de la jeunesse rend les précautions dérisoires.
La sudestada, vent puissant pourtant se lève venant du sud-est Et l’air brutalement se refroidit et l’air suinte d’humidité ambiante Maria frissonne et Carlos, prévenant, dépose sur les épaules sa veste Et tous deux rejoignent Boca, quartier italien à la faune grouillante.
Carlos vit depuis peu dans ce secteur dans une chambre minuscule Mais qui plonge sa vue sur le port illuminé et vivant jour et nuit Maria contre lui s’absorbe dans sa chaleur comme dans une bulle Et sent que sa vie bientôt prendra un autre sens en s’unissant à lui.
Un étroit escalier de bois, peint d’un jaune canari, Grimpe jusqu’à un palier, orné de plantes vivaces. La porte est couverte de cartes postales jaunies Qui s’écornent un peu laissant voir les dédicaces.
Pas de clé, juste un pommeau de cuivre, rond et lisse, Que Carlos tourne, pour entrouvrir la porte d’entrée. La pièce est petite, couverte de livres et une pelisse Recouvre le grand lit trônant au soleil dans la journée.
Maria découvre, derrière un paravent de bois ajouré, Une table, une cuvette, un broc de faïence blanche. Empli d’eau fraîche, un gant et une serviette brodée De C et G rouges et un miroir posé sur une planche.
Carlos s’approche d’elle et en la caressant fait glisser Sur ses hanches rondes la robe légère roulée en boule. Il le fait si lentement que Maria en a la chair de poule. Tous ses sens sont en alerte en accueillant les baisers.
Caressant la peau, Carlos du gant mouillé suit les contours D’abord du cou penché en avant, puis de la gorge offerte Effleure un sein, et laisse couler un filet d’eau tout autour. Et le liquide suit les courbes jusqu’à l’intimité découverte.
Lui-même se déshabille et lave son corps mince, masqué Derrière les claires-voies à l’odeur de santal du paravent. Dans le reflet de la vitre, Maria brosse ses cheveux dénoués, Et son regard se pose sur la mer, balayée par un fort vent.
De moites effluves marins, à l’odeur iodée, les enveloppent Maria se laisse caresser et accepte les gestes, yeux fermés. Une boule de cristal fait éclater les éclairs d’un kaléidoscope Qui s’allument et s’éteignent, sur les deux corps, nus, soudés.
Ils ont tant rêvé de cet instant magique qu’il perd de sa réalité. Carlos veut reculer le moment où il prendra ce corps vivant. Il savoure les baisers à cette bouche et tempère sa fébrilité. Il a tant rêvé de l’amour fait avec elle, qu’il se donne le temps
Elle feule d’une voix devenue rauque et à l’homme quémande D’autres mots d’amour, des câlineries de plus en plus folles, Et sur le lit tous deux ils s’effondrent, leur amour en offrande. L’amour les emporte et dans la nuit ne jaillit plus une parole.
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