À tous ceux qui ont du mal à rentrer dans la peau d’un bonhomme de neige et qui, amoureusement enlacés rentrent sans peine dans un tube d’été. À tous ceux qui soignent leur rhume en hiver, avec le printemps, le rhume des foins, dans le foin de l’été leur crève d’amour. À tous ceux-là et tous les autres qui passent et qui repasseront, aux doigts manquants de dix apôtres, à ceux qui me repasseront quand viendra l’heure du plus tard et que nous en reparlerons… Mais le maintenant veut savoir alors je dois lui répondre : j’ai nourri le silence sur la feuille qui se plie. J’ai bu toutes les encres de toutes les couleurs de tous les feutres aplatis. D’hiver est mon père, de neige ma mère. Dans leur couche je suis né un soir de Nouvel An. Comme d’autres naissent dans la crèche, d’autres tombent dans le ruisseau, je suis tombé le nez par terre en trébuchant sur les carreaux d’une feuille plus qu’ordinaire mais pleine de bonnes intentions.
Mes adorables petits bourreaux rient aux éclats. Alors, mine de rien avec la mine du crayon, maladroitement je tente de dissimuler un sourire, mais bon ! C’est mon premier sourire, ma première idée aussi. La première idée loue une cervelle fraîche dans une tête, bâtisse presque ronde posée sur des épaules imparfaites, sans cou. L’impossibilité de tourner la tête ne me gêne pas. De toute façon je n’ai pas encore d’yeux pour regarder mes bâtisseurs, pas de nez pour sentir leur odeur, pas de gorge pour abriter leurs mots, mais bon ! J’ai une idée… J’ai deux idées… J’ai trois idées… Locataires turbulentes, les idées se chamaillent dans le confinement exigu de mon studio, studieuses comme le quart d’heure de la récréation, le dessein de deux filles, le concept d’un garçon, pour apprendre à compter jusqu’à trois assez vaste est ma maison. J’apprends aussi les mots qui m’expliquent pourquoi la langue s’alanguit dans ma bouche close.
Un C sans cédille au côté gauche, la moitié du O à mon côté droit et deux tout petits trous que perce le crayon, pointu juste ce qu’il faut. J’apprends à ouïr le bruit, le bruit à entendre. J’entends le brouhaha. Deux autres trous, tout aussi petits, que perce le même crayon, m’apprennent à sentir. J’apprends à humer le brou de la noix. J’apprends que ces choses qui pendent à mes épaules s’appellent des bras et que le jour où je tomberai le nez dans le poil à gratter je comprendrai alors toute leur utilité. Je crois avoir vent que plus tard (pour un bonhomme de neige plus tard c’est : la seconde de la naissance. La minute de la vie. L’heure de l’éternité.) j’aurai des jambes tellement neuves qu’elles n’auront aucune pitié pour l’usure, insatiables de promenades mais insolites comme deux petits rhinocéros sur un iceberg, deux oursons blancs dans la corne de l’Afrique. Mais tout d’abord avant que je puisse marcher ils doivent m’apprivoiser. J’apprends à attendre.
J’apprends aussi mon prénom. Ils m’appellent : Tonton. Un jeu de mots dérivé de TomTom, le GPS qui ne se perd jamais. Ils doivent m’apprivoiser, non comme une petite bête sauvage, je ne suis pas un animal, mais pour faire mes premiers pas ils doivent me donner la main pendant dix pas au moins et à condition que je sois doué. Après, je pourrai leur courir après, dans la neige toute fraîche du jour de l’An.
Mais en attendant je me sens comme un bébé phoque assommé par la bobine d’un film avec Brigitte Bardot, mais comment leur dire ? Ils avaient presque commencé à dessiner ma bouche lorsque la cloche du dîner a retenti (la salle de jeux étant sous le toit de la maison, c’est un bon moyen de se faire entendre avec beaucoup d’habitude et un peu d’attention). « On te donnera la parole plus tard, clament-ils à l’unisson. Dépêchons-nous de descendre et toi tu nous attendras dans le salon. »
J’attends. J’entends comme je respire des odeurs qui me donnent faim. J’entends des échos rebondir sur le mur… des bribes de phrase, des rires et encore des rires… À la croisée du couteau et de la fourchette, le bruit des armes qui croisent le fer avec mon odorat. Pour mieux entendre je me pencherais volontiers sur le côté mais j’ai peur de tomber. De toute façon je ne pourrais même pas entrevoir les personnes qui parlent entre elles avec des voix d’adulte (je n’ai pas d’yeux), alors pourquoi prendre des risques ! De ce côté il y a aussi la cheminée, la crainte de me brûler. J’ai chaud ! Certes, je transpire mais ne fonds pas. Alors je pense aux mots que je pourrais dire plus tard. Lesquels ? Je n’en connais aucun.
Rue de l’Impasse des Igloos, je frappe à la porte de l’école pour bonhomme de neige. Le professeur, des petites et grandes sections des classes de neige, ne répond pas. Il est, cloué allais-je dire, glacé dans un lit d’esquimau avec une fièvre de glaçon. Il aurait, dit-on, attrapé la grippe d’El Azizia, en Libye (la plus grave pour un professeur, enseignant aux écoles des bonshommes de neige). J’enlève, de mes pensées prises en flagrant délit de vagabondage, les semelles d’une imagination débordante d’absurdité. Arrêtons de rêver ! D’ailleurs comment pourrais-je aller à l’école ? Un bonhomme de neige ne va pas à l’école. Un bonhomme de neige ça ne marche pas, un cul-de-jatte encore moins. Alors moi qui suis pareil à l’un, identique à l’autre, me voilà au creux de la vague (une vague de montagne) ballotté de rêves imbéciles. Si je pouvais pleurer : les larmes jailliraient… Mais le sel des larmes ferait fondre mon visage et mes bienfaiteurs ne me reconnaîtraient plus. Alors je me retiens.
J’écoute les bruits. Je distrais mon vague à l’âme. J’entends sonner les cloches, celles du dîner ? Non, elles n’ont pas le même son, la fin du dîner, peut-être ? Comme je ne sais pas manger, je ne sais pas comment s’achève un repas. Un ding… ! Un daing… ! Un dong… ! Après je ne sais plus mais elles sonnent encore… J’entends des bruits sourds, des bruits qui feraient presque trembler la maison, des bruits de fête diraient les gens joyeux. Des bruits qui me font peur. Bonne année, meilleurs vœux ! Bonne année, bonne santé ! Et tagadi et tagada. Et patati et patata. 31 décembre sur la Terre… Trente et un confettis au millimètre carré, par terre les balais forment déjà leur bataillon. Les voix sont tonitruantes mais agréables à entendre. Je les écoute… Je ne retrouve pas celles qui me sont familières et qui me manquent.
Toute la nuit j’ai fouillé le derrière de chaque buisson, soulevé chaque pierre, dérangé chaque caillou du chemin de l’ouïe, les oreilles attentives, dressées comme la chair du frisson. Je ne les ai pas trouvés. Ils ne sont pas revenus. Les soirs de la Saint-Sylvestre ne sont pas faits pour les enfants. Les veillées sont des affaires d’adultes. Tant pis pour moi.
Une vive douleur me plaque le nez sur le nombril. Je me plie aux volontés de la feuille, au bon vouloir… de qui ? J’étais presque aussi grand qu’un format A4, je ne suis plus qu’un carré de pliures hâtivement exécutées. Je serais né dans le wagonnet du grand huit, je n’aurais pas plus de vertiges.
« Tu me prends ! Mais pourquoi ? Tu me fais mal ! Je ne suis pas à toi ! Demande-leur, ils te le diront bien. » Ils ? Mais qui c’est, ils ? Je ne sais même pas épeler leur nom, même pas un bout de leur prénom. De toute façon je ne peux pas parler et, si je le pouvais, mon kidnappeur ne comprendrait pas.
Alors je fais de l’inquiétude un tas de petites questions. Et cette odeur de tissu qui me recouvre comme l’atmosphère d’une crypte fermée à double tour. J’étais aveugle mais je sais que maintenant il fait encore plus noir. Mon noir à moi est plus noir que tous les autres noirs. Il existe des tombeaux de riche. Je demeure dans la poche d’un pauvre bougre. Les enfants ne sont pas faits pour veiller le soir du Nouvel An. Pas plus que les bonshommes de neige qui eux, ne sont même pas faits pour naître le soir de Noël. Ce soir-là, les enfants sont plus préoccupés par d’autres pensées bien trop excitantes pour pouvoir s’occuper d’un bonhomme de neige. Les réveillons sont les fossoyeurs des bonshommes de neige. Si vous faites un bonhomme de neige ne l’offrez jamais à votre tonton car il pourrait disparaître dans la poche d’un pantalon. Je suis dans la corbeille de linge sale comme une plume sur du goudron, au fond de mon trou de misère comme les idées noires d’une causerie avec un bout de charbon.
Si j’avais des idées naguère, des vertes, des mûres, plus tôt si j’étais presque né pour plaire… Je décéderais aussitôt.
Ce matin je suis monté au paradis noir où les bonshommes de neige marchent sur des feuilles de carbone. J’ai rencontré : Une bougie éteinte par une larme de joie. Un feu de joie soufflé par des maux de dents. Des mots de gorge, perdus, ayant suivi une fausse route. Une marée, châle des océans, qui monte au galop. Un maréchal-ferrant terrassé par une fièvre de cheval. Un ballon rouge asphyxié par un trou d’air. Un trou de mémoire comblé de fondue savoyarde. Un pis sans lit insomniaque. Un pissenlit qui perd la tête pour la mamelle d’une vache. Un trou de gruyère dans les grottes de Rocamadour. Un troubadour gras comme un cochon. Un pingouin manchot qui se retrousse les manches. Un manche à balai qui brosse la tête d’une épingle. Un chat se faire du mou rond. Des carrés de chocolat chaud avec un temps de chien. Un froid de canard sous un oranger. Des pieds de vigne manucurés. Un cou de girafe en torticolis. Un clou de girofle dans une carie. Une pile de livres sans énergie. Un plouf de plongeon. Un pouf pour s’asseoir. Un record historique sur le point de l’être. Un hic de hoquet. Un quai de gare. Une bagarre de hochets. Un hochement de tête.
Si vous faites un bonhomme de neige ne l’appelez jamais Tonton ou alors, si vous le faites quand même, n’oubliez jamais : le dernier des imbéciles peut en cacher un autre.
Fait le 21 mars, 16 heures. L’heure du thé pour les princes de Galles. L’heure de la gale pour les chiens de fusil. Au sceau des chasse-neige je scelle ma peine, je cache mon chagrin.
Six juin : un coup de soleil a rompu les veines de chaque côté de ma tête.
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